Qui aime l’ÉTAT aime l’ENA – et vice-versa par NATHALIE MP MEYER

Emmanuel Macron a annoncé cette semaine la suppression de l’ENA au profit d’un « Institut du service public » censé combiner excellence des formations, expérience du terrain et proximité avec les citoyens. Cette réforme sera d’un intérêt limité si elle n’est pas l’occasion d’une restructuration complète de la fonction publique dans le sens d’une limitation de la sphère de l’État dans la vie des citoyens, l’ENA étant à l’évidence la manifestation suprême de l’étatisme le plus dogmatique et fier de l’être.

Évoquant par anticipation le débat d’hier soir (4 avril 2017) entre nos prétendants présidentiels, Sophie Coignard du Point le comparait au grand oral de l’ENA (École nationale d’administration) et se prenait à espérer que les 11 partants éviteraient la langue de bois qui reste manifestement de règle chez les candidats au fameux concours, ainsi qu’en atteste la passionnante lecture du rapport de M. Thierry Bert, président des jurys du concours 2016, publié le mois dernier.

Ce rapport est avant tout clinique. Il donne des statistiques sur les candidats. Il explique comment les jurys se sont concertés au préalable pour attribuer les notations et quelle ambiance (bienveillante plutôt que déstabilisante, comme c’est mignon !) ils ont souhaité faire prévaloir, notamment pendant les épreuves orales. En seconde partie, il rend compte de façon détaillée des remarques (souvent sévères) des correcteurs sur les copies examinées épreuve par épreuve. Mais il adopte aussi parfois un ton personnel très pince-sans-rire qui n’est pas sans nous distraire hautement.

Je ne résiste pas au plaisir de vous citer un passage relatif à l’épreuve orale d’entretien, anciennement grand oral. Il semblerait que les 197 candidats admissibles aient fait preuve d’une quasi unanimité à chanter les louanges du service public et à protester de leur total dévouement envers l’intérêt général, tellement plus « noble » que les intérêts particuliers ! Réflexions de M. Bert :

« Il s’agit ici d’un jury de concours, et non d’une cérémonie religieuse. (…) Mais certains candidats sont restés fixés sur cette opposition entre le lucratif (le mal) et l’intérêt général (le bien). (…) Nul ne nie que l’État soit une superstructure très utile. (…) Mais il est tout à fait inquiétant qu’en France au XXIème siècle, on puisse encore croire qu’il a le monopole de l’intérêt général, alors que c’est toute la société qui y concourt (…). » (page 47)

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• De fait, de rapport en rapport, les jurys pointent le conformisme, le manque de sens critique, l’incapacité à prendre de la hauteur, l’absence de réflexion personnelle, parfois même la difficulté à comprendre les sujets et à utiliser les documents donnés en appui ou à échapper à leur simple paraphrase.

Les candidats ont aussi tendance à se montrer peu rigoureux sur les références qu’ils utilisent, donnant l’impression de construire des paragraphes entiers visant à placer à tout prix des citations qu’ils ont en tête mais qui ne présentent qu’un lointain rapport avec le sujet. Ou bien ils pratiquent allègrement le « name-dropping » sans explication ni discernement en faisant voisiner Zemmour avec Hume ou Locke, par exemple.

Dans la partie détaillée épreuve par épreuve du rapport 2016, les correcteurs ne sont pas tendres avec le niveau des candidats aussi bien sur le plan des connaissances que celui du raisonnement. En économie, le jury du concours externe (étudiants) note :

« Le jury considère le niveau général comme moyen, tant sur les connaissances purement économiques que sur la capacité d’analyse. » (page 23)

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Celui du concours interne (fonctionnaires) :

« La moyenne de l’épreuve se situe à 9 sur 20 et reflète un niveau général assez faible, avec une forte concentration de devoirs en-deçà de 10 sur 20. » (page 26)

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Autre exemple, les correcteurs de l’épreuve « questions sociales » du concours externe ont observés que l’épreuve semblait mal préparée :

« De grosses erreurs et confusions sur des notions de base ont en effet été fréquentes (…) À ce défaut de connaissance et de maîtrise du fond s’ajoutent des défauts de raisonnement. » (page 36)

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Signalons enfin les remarques du jury « finances publiques » du concours externe :

« Le jury a estimé qu’un nombre peu significatif de candidats avait bien compris les attentes de cette épreuve, en termes de méthode comme de programme. » (page 39)

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Si vous parcourez le document, vous conviendrez aisément que je n’ai pas sélectionné les passages les plus désobligeants par pure intention maligne.

C’est jusqu’à l’orthographe hasardeuse des candidats qui est épinglée dans l’exposé de M. Bert sur un concours considéré en France comme rassemblant ce que notre élite produit de mieux. La remarque est reprise ensuite par de nombreux correcteurs.

On constate cependant avec une triste surprise que l’ENA subit elle aussi ses petits nivellements par le bas, comme la première école primaire venue. Il a été décidé, à la « demande explicite » de M. Bert que l’orthographe ne pouvait donner lieu à des pénalités supérieures à  2 points (sauf copie incompréhensible) :

« Nous savons tous que l’orthographe a évolué et évolue continuellement (…) Nous savons aussi qu’il s’agit souvent d’un « marqueur social », et qu’il faut donc relativiser son importance si l’on veut pratiquer des recrutements innovants. » (page 3)

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Il y a vraiment de quoi s’esclaffer lorsqu’on consulte ensuite les origines sociales (parents majoritairement CSP+ et enseignants) et scolaires des candidats : la plupart des étudiants sortent de Sciences Po Paris ou d’un IEP, sinon d’HEC et ESSEC, les fonctionnaires du concours internes viennent essentiellement de Bercy tandis que les candidats du troisième concours sont issus le plus souvent des professions du conseil et de l’audit. On ne va quand même pas leur demander d’écrire correctement !

Si les difficultés orthographiques des candidats à l’ENA prêtent à rire, elles ont au moins l’avantage de montrer une fois de plus que les inégalités sociales ne sont rien dans la dégradation du niveau des élèves en comparaison de l’affaiblissement continu des programmes et des pédagogies utilisées qui affecte absolument tous les élèves, de la ZEP au concours de l’ENA.

• Rassurons-nous cependant. Si les candidats pris dans leur globalité n’impressionnent guère les correcteurs, la sélectivité est très élevée. On peut donc espérer que les 90 reçus en 2016 sont bien les représentants de la crème de la crème censée pourvoir à nos destinées au sein de toutes les administrations publiques. On sait qu’en France, on ne manque pas d’administrations publiques, lesquelles ne manquent pas d’activités amusantes pour s’occuper et se trouver « obligées » de recruter de plus en plus de fonctionnaires, dont nos merveilleux énarques.

Il existe 3 voies d’accès à l’ENA : le concours externe réservé aux étudiants titulaires d’une licence, le concours interne pour les agents ayant au moins quatre ans d’expérience dans la fonction publique, et le troisième concours, censé apporter de la diversité, ouvert aux candidats pouvant se prévaloir de huit ans d’expérience professionnelle en dehors de la fonction publique (élus, salariés du privé, syndicalistes). En 2016, ces derniers représentaient 112 inscrits pour un total de 1550.

A la fin du 5ème jour des 5 épreuves écrites, il ne restait plus que 932 candidats. Parmi eux, 197 ont été déclarés admissibles et 90 furent ensuite admis à l’issue des épreuves orales. Le taux global de réussite est donc d’environ 10 %. Il est plus sévère pour le concours externe (7 %).

• Beaucoup des critiques adressées à l’ENA portent sur l’aspect reproduction sociale que j’ai évoqué plus haut, ainsi que sur sa « parité » hommes femmes déficiente. Il n’y a toujours pas autant de filles que de garçons reçus : 35,5 % en 2016, alors que tous les espoirs semblaient permis en 2013 où le taux s’était hissé à 45 %.

 

Mais est-ce vraiment le problème essentiel de l’école ? Si l’on en croit les témoignages récurrents d’anciens élèves, le système du classement qui détermine l’ensemble de la carrière subséquente des élèves génère non seulement une obsession chez tous les anciens énarques, mais aussi le conformisme que les jurys d’admission déplorent tant par ailleurs.

Pour arriver dans les premières places qui ouvrent la porte des 3 corps les plus « prestigieux » (Conseil d’État, Inspection générale des finances et Cour des comptes), il n’est question que de bachotage intensif d’où sont exclues toute originalité, toute idiosyncrasie personnelle et toute prise de risque qui compromettraient les chances d’être bien noté.

Dès le concours d’entrée, les élèves savent qu’ils « doivent » aborder tel sujet sous tel angle s’ils veulent être admis. Dans le rapport de M. Bert, on lit par exemple que sur le sujet « Un monde de croissance(s) ? Selon quels indicateurs ? » (épreuve économie du concours externe) les correcteurs attendaient des candidats :

« qu’au moins un paragraphe du travail traite de la question de la remise en cause du modèle capitaliste fondé sur une croissance forte dans un monde où les ressources sont finies. »

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Ce n’est pas un mince paradoxe pour les candidats puis élèves de réaliser que toute l’originalité de pensée qu’on exige d’eux ne vaut que tant qu’elle reste dans les cadres autorisés de la haute fonction publique. Comme disait M. Bert, « nul ne nie que l’État soit une superstructure très utile. »

Dans un livre paru en 2012 et intitulé « Promotion Ubu roi. 27 mois sur les bancs de l’ENA », Olivier Saby (sorti en 2011 25ème sur 81) va encore plus loin. Il critique un enseignement qui fonctionne sur « la capacité à reproduire sans courage, à imiter, à singer. » Il dénonce des conditions de formation qui font évoluer les élèves en préfectures et ministères, au milieu de multiples avantages de fonction et très loin des réalités de la vie quotidienne des Français.

Il brocarde enfin le « vide abyssal de l’enseignement » qui est délivré par des intervenants censés être des experts dans leur domaine. Or, par exemple, Saby a reçu des cours sur l’ouverture du capital de Gaz de France par un spécialiste de la grippe aviaire qui avouait ne rien connaître au sujet du cours, cette situation « ubuesque » n’étant pas rare.

On dit généralement que l’ENA a été créée en 1945 à l’initiative du général de Gaulle pour donner une formation spécifique de qualité à tous les hauts fonctionnaires. C’est vrai. Mais il manque quelques éléments importants pour bien comprendre que cette « prestigieuse » école est le bras armé de l’étatisme le plus forcené et que ses absurdités, comprenant même des petits problèmes de déficit incroyables dans ce haut lieu de l’élite française auto-proclamée, sont complètement en phase avec l’échec qui vient imperturbablement conclure ce genre de politique.

En 1945, De Gaulle présidait (jusqu’en janvier 1946) un gouvernement provisoire qui comprenait des ministres originaires de tous les partis, y compris bon nombre de socialistes (SFIO) et communistes (PCF). L’ENA fut instituée en même temps que les grandes nationalisations de 1945 (Renault, charbonnages, électricité…) et que les bases de notre calamiteux État-providence actuel. Qui dirigeait la Mission provisoire de réforme de l’administration chargée de préparer le projet de l’école ? Qui signa les décrets fondateurs ? Qui instaura le statut de la fonction publique qui vaut encore aujourd’hui ? Maurice Thorez, ministre de la fonction publique (novembre 1945 à mai 1947) et secrétaire général du Parti communiste français.

Il est également troublant de voir que cette volonté de disposer de hauts fonctionnaires parfaitement calibrés par et pour l’État relevait de la même idée que celle qui avait présidé à la création de l’Ecole des cadres d’Uriage par le régime de Vichy en 1940 (si ce n’est que dans le contexte de la Résistance, les cadres d’Uriage ont fini par se détacher de leur créateur).

On imagine bien qu’avec une inspiration aussi collectiviste, l’ENA ne pouvait qu’instaurer un formatage de la pensée et une mainmise des hauts fonctionnaire sur la gouvernance du pays (grande entreprises privées comprises lors de pantouflages de pure connivence) avec des résultats au mieux décevants, mais plus souvent catastrophiques, comme nous le rappellent régulièrement les aventures coûteuses de notre État-stratège.

S’il vous prenait malgré tout l’envie farfelue de tester vos capacités à intégrer un organisme aussi furieusement français que dramatiquement prétentieux, vous avez jusqu’au jeudi 13 avril prochain pour vous inscrire au concours 2017 de l’ENA !

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