Henri DUMAS vérifié par…Nicolas DUCARRE et Paul WAHL ou Comptabilité de la ménagère, notre antique paratonnerre !

Henri DUMAS vérifié par…
Nicolas DUCARRE
et Paul WAHL
ou
Comptabilité de la ménagère, notre antique paratonnerre !
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QUESTION :
Expression chère à Henri DUMAS désignant, sous sa plume :
-tantôt des écritures très réduites ou fort simplifiées,
-tantôt une absence pure et simple de toute tenue d’écritures,
la “comptabilité de la ménagère” est devenue si rare de nos jours qu’elle fait presque figure d’exception (quand on l’évoque) ou d’anomalie (quand on la découvre).
Or, sait-on que, tant qu’elle a prévalu en France et qu’elle a été en usage dans d’innombrables métiers, elle a longtemps constitué un obstacle de taille à l’avènement du fiscalisme comme à la généralisation du contrôle ?
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AFFIRMATIONS :
1-Henri DUMAS. “Demain sera pire qu’hier”. Billet publié le 23 novembre 2022 sur le blog “Témoignage Fiscal :
“Les choses se précisent. Le brocanteur de Bullecourt était dans le viseur du fisc, nous dit la presse informée. En fait, ce “brocanteur” était un homme des vide-greniers, pas un antiquaire fabiusien du VIIIe arrondissement. Plus près d’Emmaüs, association loi de 1901 très peu imposée, que des opulents antiquaires du Louvre. Que pouvait-il gagner ? Qu’y-a-t-il à gagner dans les greniers en dehors des rêves et de la poussière ? Les crottes de hiboux ? Il ne faisait pas sa comptabilité. Combien de chineurs font leur comptabilité ? Quelle différence entre celui qui fait la manche et celui qui vide les greniers. Le premier ne fout rien, le second travaille durement. A certains endroits, le premier gagne plus que le second. Les deux n’ont pas de plan comptable”.
2-Henri DUMAS.”Bruno, faut qu’on discute…”. Billet publié le 1er décembre 2023 sur le blog “Témoignage Fiscal” :
“Pour tout te dire, j’en ai marre. Notamment, j’en ai marre des complications artificielles que tu accumules pour m’obliger à te déclarer mes maigres revenus selon des systèmes comptables hermétiques et sans rapport avec la modestie de ma comptabilité. Je t’explique. A 80 ans, soit on vit au crochet des autres, soit on gère, à son rythme, ses propres affaires, ce qui est mon cas. En gros, malgré tout ce que tu m’as pris indument, il me reste quelques biens, acquis depuis plus de trente ans, donc hors plus-value. Situés dans des copropriétés, ils sont d’un rapport ridicule et sans valeur parce que loués. Il y a déjà longtemps qu’en complicité avec les syndics, tu as fais de leur métier une machine à ruiner les copropriétés. Puis, qu’avec les élus locaux, tu as parachevé ces ruines par un délire fiscal foncier. Mais je n’ai plus que ça pour vivre. Le “ça” se résume en une comptabilité de ménagère. Tant de loyer et tant de factures d’entretien, un point c’est tout. Or, ta boutique me demande une comptabilité équivalente à celle d’une multinationale du CAC 40. Mais tu n’auras que ma comptabilité de ménagère chaque année, juste, mais simplifiée. Je refuse de payer l’expert-comptable, ton complice, pour te refiler des pages de chiffres irréels, juste destinées à asseoir tes futurs contrôles fiscaux, bidons, mensongers.”
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ILLUSTRATIONS :
1-Nicolas DUCARRE, député du Rhône. Notes sur les impôts nouveaux, adressées à la Chambre de Commerce de Lyon. (Lyon, Imprimerie Nigon, 1871)
[EXTRAITS DES PAGES 1 à 7]
[…]
“L’Assemblée nationale reprendra ses travaux le quatre décembre prochain, elle aura immédiatement à se prononcer sur les nouveaux impôts proposés.
Avant la loi sur l’armée, sur l’instruction, avant la loi municipale et la loi électorale, avant de rechercher les causes de notre déchéance et d’y porter remède, il faut assurer la libération du territoire et l’exécution des contrats.
L’Assemblée a déjà consacré de longs mois à cette double tâche.
Au fond c’est, comme après 1815, une solution financière à trouver.
Un des moyens proposés, moyen simple et précis que notre tempérament national eût certainement accepté, consistait à faire la somme des charges que nos récents désastres vont ajouter au budget annuel de la France (500 millions ou 700 millions avec l’amortissement ; c’est-à-dire 14 francs ou 20 francs par tête et par an, à ajouter aux 55 francs que représente le budget divisé entre les 36 millions de Français) ; puis à demander cette somme à un impôt spécial, personnel et proportionnel, payé par tous les Français sous le nom d’impôt de la guerre de 1870.
Cette idée n’a pas prévalu dans les conseils du Gouvernement.
[…]
La Commission du budget a écarté les différents projets d’impôt sur le revenu à cause des difficultés pratiques d’application et surtout parce que : “La déclaration ou constatation générale ont quelque chose d’antipathique à nos moeurs, que c’est un sentiment naturel à l’homme et légitime, que de vouloir garder le secret de sa fortune ou de sa pauvreté. La taxation d’office, toujours entachée d’arbitraire, risque d’être d’autant plus incertaine qu’elle est confiée à des fonctionnaires étrangers à la localité, tandis que si elle est confiée à des Commissions locales, elle peut devenir injuste, tour à tour complaisante ou vexatoire.” La Commission propose sous le nom d’impôts sur les revenus mobiliers, et, “en l’appropriant mieux à nos moeurs nationales, un mode de taxation que l’Angleterre a établi d’abord comme impôt de guerre, a aboli lors de la paix et a repris en 1842 pour le conserver jusqu’à aujourd’hui.” Malheureusement, ce projet, qui cherche à atteindre le revenu, abstraction faite du propriétaire, impose précisément et presque exclusivement les formalités de déclaration, vérification et contrôle aux industriels et commerçants, c’est-à-dire à ceux chez lesquels elles portent la plus grave atteinte au secret des affaires et souvent au crédit.
[…]
Les contribuables devront faire par écrit leurs déclarations aux agents de perception et acquitter le montant de la taxe entre leurs mains. Si la déclaration est contestée par les agents du fisc, l’affaire sera portée devant un jury composé : d’un Conseiller à la Cour d’appel ou d’un Juge au Tribunal désignés par leurs compagnies, d’un Conseiller général et d’un Conseiller d’arrondissement désignés par ces Conseils, d’un Membre de la Chambre de Commerce ou à son défaut d’un industriel ou commerçant désigné par le Tribunal de Commerce et enfin d’un délégué du Ministre des Finances.
[…]
Le commerce et l’industrie, qui supportent la plus large part dans les augmentations sur les droits de postes, chemins de fer et papiers de pliage ou d’écriture, qui payent l’augmentation du timbre, des effets de commerce et le timbre de 10 centimes sur les factures acquittées, qui ne peuvent plus exporter les produits fabriqués à l’aide de l’alcool, le commerce et l’industrie seraient menacés du droit d’entrée de 3 %, dont nous avons signalé une des graves conséquences ; seraient en outre tenus de payer un impôt de 3 % sur leurs bénéfices nets dépassant 1500 francs, et seuls avec les offices ministériels et professions diverses, soumis aux formalités de déclaration, vérification et contrôle auxquels échapperont les autres branches du revenu privé ; il y a dans ces faits une série d’aggravations qui nous ont fait demander l’ajournement de la discussion jusqu’après l’enquête que nous prions la Chambre de Commerce d’ouvrir au nom des intérêts généraux du commerce et de l’industrie dont elle a la garde.
Avons-nous l’intention de décliner notre part des charges nouvelles ? Nullement, le rapporteur de la Commission du budget a fidèlement traduit notre pensée en ces termes :
“Hâtons-nous de dire que la France a le sentiment de la nécessité des sacrifices et nous demande, non pas de les lui épargner, mais de les lui faire supporter dans la proportion la plus équitable pour les individus et de la manière la moins dommageable pour la communauté.”
[…]
Le commerce et l’industrie doivent l’impôt de guerre comme les autres forces productives du pays ; comme elles ils doivent l’impôt sur leurs revenus ou bénéfices nets ; c’est par un impôt de guerre que l’Angleterre nous a précédés dans cette voie, nous devons suivre son exemple. La Commission reconnaît que la déclaration est contraire à nos moeurs, à nos idées ; elle a cherché un mode de transition, d’acclimatation, elle l’a trouvé pour les autres revenus : est-il impossible d’arriver aux mêmes résultats pour les bénéfices commerciaux ?
La déclaration, même en écartant toute idée de fraude, est-elle possible dans notre pays où tout le petit commerce, la petite industrie travaillent sans écritures, sans comptabilité ?
En remplacement du droit de 20 %, nous avions proposé d’imposer non le bénéfice impossible à constater dans l’état actuel du commerce et de l’industrie en France, mais le chiffre d’affaires réalisées, et de percevoir cet impôt d’une manière aussi anonyme que les droits de poste, à l’aide de timbres mobiles appliqués sur les notes de livraisons de marchandises, détachées d’un carnet à souche, d’un modèle uniforme, obligatoire pour tous les commerçants ou industriels patentés.
Ce mode peut-il utilement remplacer la déclaration ? Et si, oui, serait-il possible de percevoir l’impôt sur les revenus des offices ministériels ou de toutes autres professions en rendant obligatoires des quittances également détachées d’un carnet et frappées d’un timbre mobile proportionnel ?
Faut-il enfin revenir de toutes ses taxes diverses à l’idée de l’impôt unique de guerre dont nous avons parlé en commençant ?
Telles sont, Messieurs, les questions que mes collègues, les Députés du Rhône m’ont chargé de soumettre à votre examen, demandant votre avis et vous assurant de notre entier dévouement.”
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2-Paul WAHL, ancien avocat à la Cour d’Appel de Nancy, directeur des : “Annales Commerciales, Judiciaires et Fiscales”.
“La Comptabilité et le Fisc”. Conférence donnée le 5 juin 1928, à la Compagnie des Chefs de Comptabilité, et publiée dans les : “Annales Commerciales, Judiciaires et Fiscales. Revue mensuelle de Documentation Législative, Judiciaire et Fiscale, publiée sous la direction de Paul WAHL, avocat, avec la collaboration de Jurisconsultes et d’anciens fonctionnaires de l’administration des Finances.” (10e Année, Nouvelle Série, N° 11-Novembre 1929)
[EXTRAITS DES PAGES 211 à 221]
[…]
“Ce n’est pas d’aujourd’hui que, dans une maison de commerce, le comptable a, plus que tout autre organe, des rapports plus particuliers avec le fisc.
De tous temps, dans toutes les maisons de commerce, les comptables ont été chargés de la vérification des impôts, mais, avant 1914, cette vérification était extrêmement simple, puisque les impôts étaient tous basés sur des indices extérieurs, et que de simples barèmes pouvaient permettre de vérifier matériellement les rôles sans que la comptabilité ait à intervenir.
Nos “quatre vieilles”, que leur disparition toujours en projet a rendues pour la plupart plus lourdes que jamais, avaient au moins cet avantage qu’elles étaient facilement vérifiables.
Mais, tout naturellement, du jour où l’impôt devenait “personnel” et prenait sa base sur le revenu du contribuable, il devait fatalement s’en suivre qu’un jour ou l’autre, ou le système craquerait, ou il prendrait ses principaux éléments sur les comptes du contribuable.
Au début, il en était tout à fait différemment.
Vous vous souvenez certainement des discussions interminables qui se sont élevées dans la Presse, dans le public et dans le Parlement au cours de la longue élaboration de l’impôt général sur le revenu.
Ce n’est pas d’hier, puisque la première commission instituée pour l’examen des diverses propositions relatives à l’impôt sur le revenu avait été désignée par M. Poincaré lui-même, alors qu’il était un tout jeune ministre, suivant décret du 16 juin 1894.
On prétendait que le principe de l’impôt était contraire à l’esprit français, lequel avait besoin de la tranquillité la plus absolue, du secret le plus complet dans ses affaires, et surtout avait une répugnance naturelle de tous rapports avec les agents du fisc.
Aussi, si les partisans de l’impôt sur le revenu ont obtenu la victoire finale, marquée par la promulgation de la loi du 15 juillet 1914, celle-ci était achetée, au début, au prix d’un grand nombre de conditions, qui faisaient de cette loi de 1914, qu’on avait considérée comme une réforme sérieuse du système de nos impôts un très timide essai d’acclimater quelques nouveaux principes de taxation, et, en vérité, une transaction, entre les partisans, des deux systèmes d’impôts :
L’impôt réel, d’une part ; l’impôt personnel, d’autre part.
Pour tous, en effet, la déclaration était purement facultative. Il est vrai que, subrepticement, l’article 16 de la loi prévoyait que les contribuables devaient, pour avoir droit au bénéfice des déductions prévues à l’article 10, indiquer dans leur déclaration le chiffre et la nature des dettes ou pertes qu’ils avaient déduites de leur revenu global, en vertu de l’article 10. (Déduction des intérêts des créances, des impôts, arrérages de rentes et de pertes subies).
On en concluait que le contribuable qui n’aurait pas fait cette déclaration serait déchu du droit de déduction qui lui était accordé.
Mais c’était un bien mince encouragement à souscrire des déclarations. Quant à la vérification de cette déclaration, elle était d’une simplicité absolue, elle était si anodine qu’on peut dire qu’en fait, elle laissait l’administration presque complètement désarmée ; celle-ci n’ayant le droit de rechercher que “les éléments certains” dont elle disposait.
Nous sommes loin, ici, de l’examen éventuel des comptes du contribuable ; les éléments certains ce sont, en effet, les renseignements que peut puiser directement l’administration dans les dossiers concernant les vieilles contributions, les baux, les achats ou ventes d’immeubles ou fonds de commerce, les renseignements pouvant provenir de la régie, des contributions indirectes, des douanes, des octrois, des Bourses du Commerce ou de toute administration publique quelconque ; et ces renseignements, eux-mêmes, étaient difficiles à obtenir par le contrôleur, en raison des “cloisons étanches” qui séparaient les administrations entre elles.
Quant aux livres de commerce, l’article 17, au contraire, prévoyait nettement que le contrôleur n’avait pas le droit d’exiger de l’intéressé la production de ses livres ou documents quelconques.
On peut dire sans exagération que si, avec un pareil système, les Français ont néanmoins déclaré leur revenu, c’est que, véritablement leur esprit patriotique les conviait à faire leur devoir fiscal.
C’est ce que prévoyait M. Dumesnil qui, au moment où l’application de la loi fut décidée, disait à la Chambre :
“Aujourd’hui que l’esprit de guerre anime tous les Français, faisons confiance au patriotisme et à l’intelligence du pays pour que la réforme, certes perfectible, mais déjà féconde, s’adapte sans bouleversement et sans amertume dans nos moeurs.”
Malgré cette modération apportée par le législateur en vue d’éviter une inquisition fiscale excessive, déjà, à cette époque, apparaissait nettement, pour les esprits avertis, la possibilité malgré les termes précis de la loi, d’obliger en fait le contribuable récalcitrant à apporter toutes les preuves de ses revenus réels.
En effet, dès cette époque, l’administration dispose d’une arme puissante qui est la taxation d’office, qui pouvait entraîner le contribuable, qui voulait réellement se défendre contre elle, à indiquer son véritable revenu et, éventuellement, à le prouver. Mais cette taxation d’office devait se faire à l’aide d’éléments certains, sinon elle était limitée à des maxima forfaitaires, basés, en ce qui concerne les commerçants, sur la patente multipliée par trente, en ce qui concerne les bénéfices agricoles, sur une somme égale à la moitié de la valeur locative des terres exploitées, et, en ce qui concerne les propriétés bâties ou non bâties, aux sommes égales aux revenus nets servant de base à la contribution foncière.
Ce système hybride ne pouvait durer ; il a été modifié, comme vous le savez, à plusieurs reprises, et notamment dès le 20 décembre 1916 ; puis se créent, se modifient et se transforment les divers impôts cédulaires, pendant que, parallèlement, la loi du 1er juillet 1916 institue l’impôt sur les bénéfices de guerre, la loi du 25 juin 1920, la taxe sur le chiffre d’affaires.
Dans toutes ces modifications successives et contradictoires de nos divers systèmes d’impôts, on remarque tour à tour l’influence du système forfaitaire basé sur les signes extérieurs, et du système du revenu personnel.
Dès le 30 décembre 1916, un changement initial considérable est apporté au principe qui régit la matière.
De facultative, la déclaration devient obligatoire, sous peine d’une majoration de 10 %.
De globale, la déclaration devient détaillée, avec indication de la nature des revenus.
Le contrôleur qui, jusqu’alors, ne pouvait vérifier les déclarations qu’à l’aide des éléments certains dont il disposait, en vertu de ses fonctions, peut maintenant demander des éclaircissements, ce qui faisait dire à M. Touron, au Sénat :
“L’article nouveau est tranchant comme un couperet ; c’est une guillotine fiscale.”
Déjà, on perçoit qu’avec cette possibilité de demander des éclaircissements, un contrôleur averti pourra rechercher bien des éléments, auxquels jusque-là, il n’avait pas le droit de toucher.
C’est l’amorce d’une possibilité pour l’administration de rechercher tout élément d’ordre extérieur, comme le train de vie du contribuable, le chiffre de son loyer, si la demande n’est pas suivie d’effet satisfaisant ; en cas de non déclaration, non seulement une amende de 10 % est imposée, mais la taxation d’office devient nécessaire sans aucun maximum, et le décret du 17 janvier 1917, pour bien préciser ce qui attend le contribuable, indique expressément :
“Lorsque le contribuable refuse de répondre à une demande formelle, ou lorsque la réponse faite à cette demande est considérée comme un refus de répondre sur tout ou partie des points, le contrôleur doit, avant de procéder à la taxation d’office, renouveler sa demande par écrit”, puis le décret indique que, passé le délai de quinze jours, la taxation d’office aura lieu.
Et comme, en cas de taxation d’office, la seule voie qui reste ouverte au contribuable est de rapporter devant la juridiction contentieuse toute justification de nature à faire la preuve du chiffre exact de son revenu, il en résulte la nécessité absolue, pour éviter l’arbitraire de l’administration, d’apporter toutes justifications utiles.
Au surplus, dans la loi du 1er juillet 1916, concernant les bénéfices de guerre, le législateur allait plus loin, et prévoyait dès cette époque, en ce qui concerne cette contribution spéciale, qui donnait d’ailleurs pour la catégorie d’assujettis la base des autres impôts, des “vérifications sur place en présence des intéressés.”
Cependant, la loi du 31 juillet 1917, qui établissait les impôts cédulaires, cherchait comme précédemment à donner satisfaction aux partisans du système forfaitaire qui, en réalité, étaient les anciens adversaires de l’impôt général sur le revenu.
En ce qui concerne la cédule des bénéfices agricoles, elle maintenait le système forfaitaire absolu, mais ici, encore, le contribuable pouvait déjà avoir intérêt en “apportant toutes justifications utiles” à obtenir la réduction du chiffre forfaitaire qui lui était alloué, et à démontrer que son bénéfice lui était inférieur.
Mais, en ce qui concerne la cédule des bénéfices commerciaux et industriels, la loi prévoyait la possibilité d’une taxation d’après le chiffre d’affaires.
Aucune obligation de déclaration de bénéfices, sauf en ce qui concerne les contribuables placés obligatoirement sous le régime de l’imposition d’après le bénéfice net réel, c’est-à-dire les sociétés par actions ou autres, soumises au contrôle de l’enregistrement. Les autres, s’ils préfèrent déclarer leur bénéfice net réel, déposent leur compte de profits et pertes entre les mains du contrôleur ; sinon ils sont taxés au moyen d’un coefficient qui peut varier entre un minimum et un maximum au gré du contrôleur.
C’est dans le mécanisme de cette loi que l’on peut voir de près comment les partisans de l’impôt sur le revenu réel sont arrivés habilement à imposer leur volonté à leurs adversaires et à l’opinion publique.
Arrêtons-nous-y un instant, puisque, en réalité, elle a formé la base de la cédule des bénéfices commerciaux pendant de longues années, et que les principes essentiels ont été assez peu modifiés.
L’article 4 prévoyait que ceux qui désireraient être taxés d’après le compte de profits et pertes devraient en même temps “s’engager à fournir à l’appui toutes justifications utiles”. De même, ceux qui préféraient être taxés d’après le chiffre d’affaires devraient “fournir à cet égard toutes justifications nécessaires”, mais seulement s’ils en étaient requis.
En vérité, aucune déclaration n’était imposée. Ceux qui désiraient être taxés sur le chiffre d’affaires pouvaient attendre sous l’orme de la demande du contrôleur.
C’est seulement au cas où cette demande se produisait que les justifications pouvaient être nécessaires.
Et avec quel soin le législateur s’efforçait de ne pas effrayer l’assujetti.
Au moment de la discussion de la loi, le ministre des finances déclarait à la Chambre, le 18 décembre 1916 : “Lorsqu’il s’agira de contribuables n’ayant pas choisi le système de la déclaration des bénéfices réels, c’est sur le chiffre d’affaires et non sur les bénéfices qu’on aura à faire des investigations. On compulsera les livres de vente, mais non pas tous les livres.”
On se rend bien compte que cette modération n’était qu’apparente, même vis-à-vis du contribuable, qui se croyait bien tranquillement à l’abri du système des coefficients.
Comment le contrôleur pouvait-il sérieusement vérifier le livre des ventes, s’il ne jetait un coup d’oeil sur l’ensemble de la comptabilité, pour constater si cet ensemble avait la cohésion mathématique suffisante.
Et puis, ce qu’on retirait d’une main au contrôleur lui était remis d’une autre manière beaucoup plus généreuse.
Qu’il s’agisse d’une déclaration de bénéfice net ou d’une taxation d’après le chiffre d’affaires, le contrôleur disposait toujours de la taxation d’office sans limitation de chiffres, qui avait pour résultat immédiat d’obliger le contribuable à apporter ses preuves devant la juridiction contentieuse.
Le contribuable qui, d’autre part, se croyait tranquille en présence de deux “coefficients minimum et maximum” était également dans la plus grave erreur.
Le contrôleur pouvait même augmenter le maximum “à charge d’apporter la preuve”, et cette preuve, il la trouvait facilement puisqu’il avait le droit de demander au contribuable toutes justifications nécessaires, par conséquent de trouver dans ses livres toutes indications utiles.
Par conséquent, le système de la loi de 1917, qui a été appelé par ses auteurs un régime de “transition” était un leurre simplement destiné à accoutumer l’assujetti petit à petit à son “assujettissement”.
Au surplus, à partir de 1917, petit à petit, année par année, des lois successives ont apporté leur pierre à l’édifice lentement accumulé auprès du contribuable, ont tissé une maille du filet qui devait finalement l’enserrer de la manière la plus confortable.
Déjà, la loi du 31 décembre 1917, qui instituait une taxe sur les paiements et une taxe de luxe, prévoyait un livre spécial qui devait être tenu par le commerçant, et dont le modèle était établi par l’administration.
Il en était de même de la loi du 25 juin 1920, établissant la taxe sur le chiffre d’affaires.
Nous appellerons cette période, la période de la déclaration facultative avec justifications éventuelles.
Elle ne devait pas avoir une longue durée. Que le régime soit forfaitaire ou non, il s’est complété brusquement, sans, pour ainsi dire, de discussion au cours d’une de ces préparations de lois de finances dont nos législateurs ont le secret, votant vers deux heures du matin tout ce qu’on leur présente pêle-mêle, pressés d’aller se coucher et de partir en vacances.
Je veux parler des articles 31 et 32 de la loi du 31 juillet 1920, qui ont resserré le contrôle d’une manière si remarquable qu’il faut, à mon avis, à partir de cette date, ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de notre fiscalité, le chapitre de la déclaration contrôlée.
Ces articles permettent d’abord, par l’article 31, la communication à l’administration des finances de toutes indications que l’autorité judiciaire pourrait recueillir au cours de la procédure dans une information ouverte et de nature à faire présumer une fraude commise en matière fiscale ou une manoeuvre quelconque, ayant eu pour objet ou ayant eu pour résultat de frauder ou de compromettre un impôt.
Quant à l’article 32, permettez-moi de vous en rappeler le texte exact, car il domine cette question du contrôle des contributions :
“Pour permettre le contrôle des déclarations d’impôt et la recherche des omissions et des fraudes qui auraient pu être commises dans le délai de la prescription, tout commerçant faisant un chiffre d’affaires supérieur à 50.000 francs par an est tenu de représenter à toute réquisition des agents du Trésor ayant au moins le grade de contrôleur ou d’inspecteur-adjoint, les livres dont la tenue est prescrite par le titre 2 du Code de commerce, ainsi que tous livres et documents annexes, pièces de recettes et de dépenses, etc. Le refus de communiquer les livres ou leur destruction avant le délai fixé à l’article II du Code de Commerce sera constaté par un procès-verbal et soumis aux sanctions établies par l’article 5 de la loi du 17 avril 1906.”
Il n’est pas difficile de se rendre compte à la lecture de cet article qu’il institue pour tous les commerçants faisant un chiffre d’affaires supérieur à la somme de 50.000 francs, un droit de contrôle identique à celui qui est exercé depuis plus de quarante ans à l’égard des sociétés par actions par l’administration de l’enregistrement.
On a cependant longuement discuté autour de la portée réelle de cet article. Les contribuables ont regimbé par tous les moyens, le mot d’impôt se trouvait dans le texte au singulier, on en concluait que le texte ne devait concerner qu’un seul impôt qui était la taxe sur le chiffre d’affaires.
Pourquoi celle-là plutôt que d’autres impôts ? C’est ce qu’on ne disait pas.
D’autre part, on prétendait qu’en tous cas, les agents de l’Administration n’avaient pas le droit d’utiliser l’article pour puiser des renseignements pour le contrôle d’autres contributions.
Ce qui est le plus extraordinaire dans cette histoire, c’est que la Cour de Cassation, contrairement à l’opinion de la plupart des auteurs, et même d’une grande partie des cours d’appel, a commencé par donner raison aux contribuables, notamment dans un arrêt du 4 avril 1924, par lequel elle déclarait qu’un inspecteur des Contributions indirectes excédait ses pouvoirs, lorsqu’il se faisait remettre par un marchand en gros de boisson ses registres de comptabilité en vue de rechercher des contraventions aux lois sur les contributions indirectes.
Mais l’affaire, après renvoi, fut portée devant la Cour de Cassation, toutes Chambres réunies, et par arrêt du 9 mars 1927, la Cour de Cassation est revenu sur son interprétation primitive, indiquant que “la loi du 31 juillet 1920 a des termes d’une généralité absolue, que ses termes précis et formels concernent nécessairement le contrôle de tous les impôts qui sont établis sur la déclaration des redevables”.
Cette opinion ne semble pas douteuse. Elle est d’accord avec le texte exact, avec les travaux préparatoires et avec le sens commun.
En conséquence, on peut conclure que, tout au moins pour les impôts faisant l’objet d’une déclaration, c’est-à-dire notamment les impôts sur les revenus et la taxe sur le chiffre d’affaires, l’Administration représentée par ses agents d’un certain grade, a tous pouvoirs de vérifier avec toutes justifications nécessaires la comptabilité des contribuables.
On comprend tout le parti que pourrait tirer de cet article une administration soucieuse, non de taquiner le contribuable comme elle le fait trop souvent, mais de chercher par tous moyens à contrôler les déclarations d’impôts, notamment les déclarations d’impôt général sur le revenu.
M. Bokanowski, alors qu’il était rapporteur général du budget de 1923, ne le déclarait-il pas, à propos de l’article 32 :
“Qu’en vertu de ce texte, l’administration des Contributions directes peut, non seulement demander aux banques faisant plus de 50.000 fr. d’affaires (c’est-à-dire, en pratique, toutes les banques) la communication du compte de tel client, mais encore effectuer d’après les livres des banques, le relevé de tous les comptes de dépôt”.
Mais, cette opinion était contraire à celle de M. de Lasteyrie, ministre des Finances, qui déclarait au contraire le 23 février 1923 :
“En matière fiscale, l’Administration n’a de pouvoir que dans des buts déterminés, et spécifiés par la loi ; aux termes de la législation actuelle les agents de l’enregistrement comme les autres agents du ministère des Finances n’ont le droit d’aller dans les établissements de crédit que pour l’application de lois nettement déterminées, droits de timbre, taxes sur le chiffre d’affaires, etc…mais ils ne peuvent y procéder à des vérifications, en ce qui concerne l’impôt général sur le revenu. Ce n’est pas moi, respectueux de la loi, qui, sans un texte formel, leur donnerais des instructions contraires.”
Il faut reconnaître qu’en fait, l’Administration a toujours hésité à se servir de ce texte pour prendre connaissance des comptes dans les banques. Jusqu’à présent, des instructions contraires semblent avoir été données, malgré même une disposition formelle, la loi du 22 mars 1924 (article 64), qui permet aux agents des Contributions directes de se faire présenter “toutes pièces comptables, tous états de comptes, etc., des personnes ou sociétés faisant profession de payer les coupons des valeurs mobilières.”
Il semble que la crainte de “l’évasion fiscale” fait contrepoids ici à la nécessité de l’inquisition fiscale, qu’imposait cependant, il faut le reconnaître, une bonne application des impôts actuels.
Quoi qu’il en soit, vous avez compris que l’article 32 de la loi du 31 juillet 1920 forme le point culminant de l’évolution fiscale que j’ai cru bon de vous faire parcourir un peu longuement pour vous en faire comprendre toute l’importance et toute l’étendue.
Avant d’arriver à l’examen rapide de la législation actuelle, il me restera à vous rappeler que le législateur, s’apercevant du mauvais rendement de la cédule des professions non commerciales, essayait, dans la loi du 13 juillet 1925, d’améliorer le contrôle :
1° En obligeant les assujettis à mentionner dans leur déclaration non seulement leur bénéfice net, mais encore leur bénéfice brut et celui de leurs dépenses professionnelles.
2° En obligeant les redevables tenus par leurs règlements à une comptabilité, c’est-à-dire certains officiers ministériels à la représenter.
3° En permettant au contrôleur, s’il a “réuni des éléments précis, permettant d’établir que les dépenses du contribuable sont notoirement supérieures au revenu qu’il a déclaré “d’obliger le contribuable à justifier de la différence”.
Enfin, dans l’article 39 de la loi du 13 juillet 1925, le législateur organisait un contrôle spécial des revenus des marchands de biens.
La loi du 4 avril 1926, qui nous régit actuellement, a été plus loin. On peut dire qu’à partir de cette date, l’inquisition fiscale qui avait fait si peur aux législateurs d’avant-guerre, et même à ceux de 1917, est introduite dans nos lois de la manière la plus complète qu’il soit possible, sauf toutefois en ce qui concerne le petit contribuable commerçant.
Par comparaison avec les périodes antérieures, on pourrait appeler la période qui débute avec l’application de cette loi celle de la déclaration contrôlée, obligatoire pour tous.
Le système qu’on avait appelé “de transition” pour les bénéfices commerciaux disparaît.
Il n’y a plus de taxation forfaitaire ; le régime des coefficients, qu’en réalité, on avait considéré comme provisoire, et destiné à acclimater le contribuable, a disparu.
Le contribuable doit déclarer son bénéfice net réel, et il doit le déclarer en fournissant à toutes réquisitions tous documents comptables susceptibles de justifier sa déclaration.
Cette déclaration peut être rectifiée par le contrôleur, à charge par lui d’en avertir le contribuable, en l’invitant à lui faire parvenir, dans un délai de vingt jours, ses observations.
En vue de rendre moins amère la pilule, on crée une commission spéciale consultative composée de cinq commerçants ou industriels désignés par la Chambre de Commerce ; mais le recours à cette commission par le contrôleur est tout à fait facultatif, de sorte que j’ignore si, jusqu’à présent, le contrôleur a eu recours à elle, mais il semble bien que le fait se produira très rarement.
L’avis de la commission ne lie d’ailleurs pas nécessairement le contrôleur ; il donne seulement à la déclaration, si celle-ci est adoptée par la commission, une présomption d’exactitude.
Des anciens errements législatifs, qui essayaient de mettre la loi à la portée du commerçant, en donnant ou paraissant donner au petit commerçant faisant moins de 50.000 francs d’affaires, la faculté de déclarer seulement le chiffre d’affaires, il subsiste cependant un régime de faveur pour celui-ci : la faculté, au lieu de déclarer le bénéfice net réel avec compte de profits et pertes, d’indiquer, lorsqu’il fera moins de 50.000 francs de bénéfice net annuel, les “tranches” dans lesquelles il déclare devoir être rangé.
D’autre part, le législateur indique cette fois formellement la situation exacte au contribuable ; celui-ci, lorsque son bénéfice excède 50.000 fr. ou qu’il s’agit de société soumise au contrôle de l’Enregistrement, sera tenu de représenter, à toute réquisition du contrôleur tous documents comptables de nature à justifier la sincérité de sa déclaration.
Quant au contrôle, il n’est pas très différent dans l’un ou l’autre cas, qu’il s’agisse de bénéfices supérieurs ou inférieurs à 50.000 francs, les déclarations du contribuable peuvent faire l’objet dans les deux cas de rectifications, à condition toutefois qu’elles soient contradictoires, autrement dit que le contribuable en connaisse les motifs, alors que, dans le cas où le bénéfice est supérieur à 50.000 francs, les déclarations peuvent être rectifiées d’office.
Ainsi, la comptabilité du contribuable le couvre jusqu’à un certain point, en accordant à cette déclaration la présomption d’exactitude dont elle bénéficiait antérieurement, mais ce n’est qu’une présomption qui peut être détruite par un avis de la commission ou par une preuve contraire faite par le contrôleur.
Quand aux petits contribuables, on a bien dit, au moment de la discussion de la loi, qu’ils n’auraient à produire devant la commission ou l’administration d’autres justifications que celles qu’ils fournissaient lorsqu’ils étaient soumis au forfait, et M. Lamoureux, rapporteur général, affirmait :
“Il n’est nullement dans les intentions de l’administration, ce qui serait déloyal, d’amener le petit commerçant, par un moyen détourné, à tenir une comptabilité.” Il aura la possibilité de faire la preuve par tous les moyens en son pouvoir que son bénéfice correspond bien à celui qu’il a déclaré.
Il est regrettable, dans des questions aussi sérieuses, qu’on ait continué à leurrer les contribuables comme on l’avait déjà fait, en leur donnant la faculté de ne déclarer qu’un chiffre d’affaires.
En réalité, vous qui savez combien une comptabilité bien tenue peut servir de moyens de preuve, le cas échéant à tous propos, et notamment dans ces questions, vous vous rendez compte de la poudre qu’on a réellement jetée dans les yeux des petits contribuables à propos de cette disposition.
Ces braves gens, à la lecture de la loi, et même à la lecture des déclarations du rapporteur de la loi, s’imaginent qu’il leur suffira de faire une déclaration et de prétendre ensuite, comme ils en ont le droit, ne pas tenir de comptabilité, pour qu’ils ne soient en rien inquiétés ; mais ce serait dire qu’il suffirait à un contribuable de déclarer avoir fait des bénéfices inférieurs à 50.000 francs pour que sa déclaration ne puisse être contrôlée.
Nous connaissons suffisamment les habitudes de l’administration pour être persuadé qu’elle ne se contentera pas de déclarations aussi platoniques, et j’en ai déjà fait personnellement l’expérience. En réalité, si le contribuable, même petit, veut être armé pour discuter avec l’administration à égalité, il n’a pas d’autres solutions que d’organiser une comptabilité sérieuse, sinon, si encore il se retrouve face à face avec l’arbitraire, et comme il dispose de peu de moyens de défense, et qu’il s’agit trop souvent de petits travailleurs qui manquent de l’instruction nécessaire pour leur permettre de lutter à armes égales, les agents de l’administration en profitent trop souvent pour (s’armant de textes légaux) acculer le petit contribuable, toujours présumé fraudeur, dans les rigueurs de la loi, dont l’application devient précisément particulièrement dure pour cette catégorie d’assujettis, quand on pense qu’un commerçant qui a un bénéfice d’environ 12.000 francs par exemple (c’est-à-dire pas de quoi vivre, même s’il est célibataire) se voit imposé pour la somme énorme de 1.500 francs, sans compter la patente et les autres impôts.
[…]
Résumons-nous, au terme de cet essai historique où je m’excuse d’avoir été un peu long : qu’il s’agisse de l’impôt global ou d’autres cédules (on pourrait retrouver des exemples du même ordre dans tous les autres, mais je m’excuse d’être obligé de laisser de côté ces détails), le système législatif actuel, après divers tâtonnements et divers essais, a opéré ce que je m’excuse d’appeler “le ligotage” du contribuable.
Nous sommes loin de la déclaration facultative que le contrôleur ne pouvait pas contrôler en fait.
Les mailles du filet sont admirablement tissées autour du patient, et l’administration a toutes les armes nécessaires pour exiger toutes preuves à l’appui des déclarations, pour demander au contribuable toutes justifications, et pour le contrôler.
Je m’empresse d’ajouter, d’ailleurs, que je ne le critique pas, je le constate simplement. J’ajoute même que c’était indispensable. Dès lors qu’il existe des impôts sur les revenus, il ne fallait pas que, suivant un mot célèbre, ceux-ci soient les impôts “des poires”. Mais il est regrettable que la loi ait laissé encore tant de place à l’arbitrage, et à l’appréciation personnelle des contrôleurs. Parmi ces honorables fonctionnaires, on trouve encore des agents manquant de tact et de discernement, d’une méfiance excessive, vis-à-vis du pauvre petit redevable sans défense, ou trop larges vis-à-vis d’autres.
Les fonctionnaires ont leur défaut, tout comme nous tous, et il serait préférable à une bonne administration fiscale que le recrutement des contrôleurs, perfectionné à l’aide notamment d’appointements plus élevés, puisse être toujours de premier ordre.
A cette condition seulement, on pourrait laisser entre leurs mains les armes dont ils disposent. Car, vous l’avez vu, ces armes sont puissantes et laissent trop de place à l’arbitraire.
Votre comptabilité est devenue la base essentielle du contrôle, et si une vérification des déclarations se produit, en premier lieu, le contrôleur deviendra un véritable expert comptable, et, par tous les moyens en usage, que vous connaissez certainement mais qu’il a fini par apprendre à votre contact, lorsqu’il n’a pas quitté l’administration pour la battre en brèche, il vous contrôlera, vous vérifiera, vous interrogera, même il vous recoupera avec la désinvolture la plus complète.
Mais si votre comptabilité est un des éléments essentiels du contrôle et a même, jusqu’à un certain point, une présomption d’authenticité (j’ai dit jusqu’à un certain point, car vous avez vu que cette présomption est loin d’être absolue) il ne faut pas oublier que ce n’est pas encore suffisant ; il semblerait qu’avec une comptabilité parfaite, des balances tout à fait exactes, et après tous pointages possibles, la vérification devrait s’en tenir là, mais le contrôleur peut avoir un esprit fiscal excessif, et a trop souvent dans l’esprit cette idée que le commerçant est le fraudeur et le comptable son complice.
S’il en est ainsi, il lui sera facile de trouver d’excellents motifs pour, suivant l’expression administrative, rejeter la comptabilité.
[…]
Surtout, il est nécessaire de classer avec le plus grand soin toutes pièces justificatives.
Si une difficulté se présente, et si vous pouvez présenter ces pièces de suite, sans aucune recherche, en faisant voir, au besoin, au contrôleur le soin avec lequel elles sont classées, vous commencez à entrer dans ses bonnes grâces.
Inutile de l’emmener déjeuner, mais n’oublions pas l’opinion préconçue qu’il a avant d’entrer chez vous ; en même temp qu’il a appris la comptabilité, il a étudié l’art de la contrôler, l’art de déjouer les fraudes, et il est pénétré de cette idée que le commerçant français est un fraudeur.
Si donc vous le recevez mal, ou si même vous le recevez trop bien, cette idée continuera à s’ancrer de plus belle dans son esprit. Si, au contraire, vous avez vis-à-vis de lui, l’attitude courtoise et digne qui convient, lui ouvrant toutes grandes les portes de votre maison, vous lui donnerez la conviction que vous n’avez rien à cacher et que tout est correct.
Si, au contraire, vous laissez la suspicion dans l’esprit du contrôleur, soit par votre attitude, soit parce qu’il aura trouvé une erreur dans vos comptes, ou sous un prétexte quelconque, votre comptabilité sera rejetée, et vous aurez bien du mal, ensuite, devant la juridiction contentieuse, à obtenir satisfaction.
On l’a bien vu en matière de contrôle de la contribution de guerre, où, sous les prétextes les plus futiles, l’administration écartait la comptabilité et appliquait aux chiffres d’affaires un coefficient qui dépassait la plupart du temps dans de singulières proportions celui du bénéfice net réel.
Il faut ajouter, d’ailleurs, qu’en matière de contributions, sauf les bénéfices commerciaux, les difficultés sur la tenue des comptes sont assez rares, la principale discussion possible est plutôt dans leur interprétation.
[…]
Si je me permets de vous rappeler tous ces exemples, c’est pour vous montrer sur le vif combien votre rôle est délicat, et aussi combien il vous est nécessaire depuis les dernières lois fiscales, de connaître et d’apprécier sur un grand nombre de points, les diverses dispositions fiscales en vigueur, et leur interprétation administrative ou autre, de façon à pouvoir, le cas échéant, discuter utilement avec le contrôleur, et conseiller votre maison sur l’utilité qu’il peut y avoir à résister ou pas.
Dans bien d’autres cas, dont la pratique quotidienne vous fournit des exemples, vous avez à appliquer des lois fiscales et j’ai l’expérience de bien des cas où une écriture mal passée a entraîné des droits considérables.
Je reconnais que toutes ces questions ne sont pas commodes à trancher, que les plus avertis peuvent s’y tromper et que surtout, ces questions étant généralement jugées par des tribunaux administratifs, il arrive trop souvent que le sens de la véritable justice leur échappe, et qu’ils se ressentent d’une manière excessive de leur origine.
Le rôle que vous avez à remplir devient donc considérable, mais je ne pourrais consciencieusement terminer cette étude sans vous rappeler que si le législateur, à la suite de l’évolution dont je vous ai parlé, est arrivé à instaurer un contrôle qui paraît aujourd’hui complet, concernant les impôts sur le revenu, il a également assorti son système d’un certain nombre de mesures et de sanctions qui en font maintenant un instrument particulièrement dangereux lorsqu’on se trouve, comme vous l’êtes tous, appelé à prendre certaines responsabilités dans la profession exercée.
En effet, vous n’ignorez pas qu’après avoir édicté diverses amendes fiscales applicables même en cas de toute bonne foi et par conséquent ne touchant en rien à l’honorabilité du redevable, le législateur a été plus loin.
Déjà la loi du 1er juillet 1916 sur les bénéfices de guerre prévoyant le cas de manoeuvres frauduleuses, envoyait en correctionnelle tous les délinquants et leurs complices.
Il faut arriver jusqu’au 25 juin 1920 pour trouver dans notre législation, un article analogue concernant les impôts sur les revenus.
D’après cet article qui est l’article 112, quiconque s’est frauduleusement soustrait ou a tenté de se soustraire au paiement total ou partiel de l’impôt, est puni d’une amende de 1.000 à 5.000 francs et, en cas de récidive dans un délai de 5 ans, d’un emprisonnement d’un an au moins et de 5 ans au plus, avec privation possible de tout ou partie des droits civiques, pendant 5 ans au moins et 10 ans au plus.
Le Tribunal peut en outre ordonner l’affichage du jugement dans les lieux qu’il indique, et sa publication dans les journaux qu’il désigne, le tout aux frais du condamné.
L’article 52 de la loi du 22 mars 1924 a été plus loin, il prévoit les mêmes pénalités en cas de première infraction à l’égard de tout contribuable qui aura agi dans le but de se soustraire frauduleusement au paiement total ou partiel des impôts, soit qu’il ait volontairement omis de faire sa déclaration dans les délais légaux, soit qu’il ait volontairement dissimulé une partie des sommes sujettes à l’impôt à condition, en cas de dissimulation, que l’insuffisance atteigne 10 %
Le texte primitif ne prévoyait pas de pénalités spéciales en cas de récidive.
C’est sur ce point que l’article 8 de la loi du 4 avril 1926 a complété le texte en édictant qu’en cas de récidive, dans le délai de 5 ans, le contribuable sera puni d’une amende de 1.000 francs à 100.000 francs et d’un emprisonnement de 1 mois à 6 mois.
Enfin l’article 54 de la loi du 22 mars 1924 prévoit que le contribuable assujetti à l’impôt général sur le revenu et qui ayant encaissé des revenus à l’étranger aura volontairement omis de faire sa déclaration ou d’y inscrire distinctement le montant des revenis de toute nature encaissés de façon directe ou indirecte à l’étranger, ou qui aura dissimulé une partie de ses revenus, sera passible des mêmes peines.
Les mêmes sanctions sont applicables aux personnes qui, en vue de faire échapper à l’impôt tout ou partie de la fortune d’autrui s’entremettent, soit en favorisant les dépôts de titres à l’étranger, soit en y encaissant ou y faisant encaisser ou négocier des coupons, soit en émettant ou encaissant des chèques ou tout autre effet utilisé pour le paiement des revenus des valeurs mobilières.
Enfin l’article 21 de la loi du 13 juillet 1925 prévoit l’application des peines qui sanctionnent les faux serments : Une année à 5 ans d’emprisonnement, outre une amende de 100 à 3.000 francs et privation des droits civiques lorsque la déclaration annuelle des avoirs à l’étranger est omise ou sciemment inexacte.
Je vous ai dit tout à l’heure que le contribuable était ligoté. Je vous indique maintenant le cadenas qui sert à l’enfermer le cas échéant.
Un délit nouveau est créé, celui de fraude fiscale et vous remarquerez la grosse différence qui résulte des premières lois sur la matière, celles de 1916 et 1920 et des suivantes.
Dans les premières, il est essentiel pour que le délit existe que des manoeuvres frauduleuses véritables soient prouvées, et particulièrement en matière de comptabilité, vous savez que ces manoeuvres frauduleuses, qui doivent en droit s’apprécier très strictement, ne se rencontrent que lorsqu’il s’agit d’une véritable falsification ou d’intervention de tiers ou d’autres éléments analogues, constitutifs du délit d’escroquerie.
Depuis la loi de 1924 et les subséquentes, plus de rien de semblable n’existe, il n’est nullement nécessaire qu’il n’y ait manoeuvre frauduleuse, il suffit qu’il y ait intention de fraude, par des omissions volontaires, ou des insuffisances volontaires.
Il est vrai d’ajouter que les instructions données par l’administration à ses agents pour l’application des ces dispositions prévoient expressément qu’une mise en demeure préalable doit être faite près de l’intéressé, en vue de lui faire rectifier ces erreurs, les poursuites n’étant engagées que postérieurement ; mais vous comprenez le grand parti que peut éventuellement tirer l’administration, de menaces aussi graves sur la tête du contribuable.
Vous comprenez combien aussi est grave votre responsabilité, alors que dépendant d’une maison de commerce ou d’industrie, vous vous trouvez en présence de problèmes aussi délicats à résoudre ; la complicité du comptable étant généralement admise par les tribunaux, malgré sa dépendance.
Si donc les lois fiscales ont singulièrement mis en vedette votre fonction, ce n’est pas sans avoir aggravé vos responsabilités de tout ordre, et c’est d’ailleurs une conséquence toute naturelle. Aussi, de simples manieurs de chiffres que vous êtiez autrefois, vous avez acquis sous la pression des évènements, dans la plupart des maisons de commerce ou d’industrie, un rôle prépondérant, les questions fiscales étant aujourd’hui parmi les plus importantes qu’une maison de commerce ait à trancher, et aussi celles qui exigent le plus de doigté et de discrétion.”
[…]
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A propos Sébastien Millerand

Né le 21 juillet 1979 à Bordeaux, Sébastien MILLERAND vit à La Coquille, commune située au nord du département de la Dordogne et à la lisière de celui de la Haute-Vienne, sur la route nationale 21 et l'un des chemins menant à Saint-Jacques-de-Compostelle (l'itinéraire dit "de Vézelay"). Titulaire d'une maîtrise de lettres modernes, il exerce la profession de bouquiniste par correspondance depuis 2006, sous la raison sociale : Autres Siècles. Il est le fils de deux libraires bien connus des bibliophiles : Jean-Pierre MILLERAND (1943-2015), qui a tenu de 1974 à 1998, la "Librairie-Papeterie de Verdun", située cours de Verdun à Bordeaux (près la place Tourny) ; Bernadette MILLERAND (née en 1952), bouquiniste en chambre à La Coquille et sur salons, rédactrice de nombreux catalogues de 1996 à 2013, à l'enseigne de la "Librairie du Périgord Vert". Depuis une dizaine d'années, il interrompt périodiquement ses activités professionnelles, et cela pendant de longues périodes, pour secourir sa mère très gravement malade, comme il l'avait déjà fait auparavant pour son père (décédé des suites de plusieurs cancers). S'il soutient les causes défendues par "Témoignage Fiscal", c'est en souvenir d'une mésaventure dont il fut personnellement victime alors qu'il était tout enfant. En 1990, au cours d'un contrôle fiscal effectué chez ses parents, l'agent vérificateur, très curieux et de fort mauvaise foi, délaissa subitement l'examen en cours d'une comptabilité commerciale pour mieux s'intéresser, tel un serrurier de métier à une clef de forme singulière, appartenant en réalité au petit Sébastien, et qu'il tenta par tous les moyens possibles de faire passer pour celle... d'un coffre-fort (inexistant, bien sûr !) Voilà qui fit de Sébastien, peu avant son onzième anniversaire, un témoin vraiment très précoce et inattendu de cette "violence fiscale", tant dénoncée depuis par Henri Dumas !

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