Renault Trafic. Renault Captur. Mitsubishi Eclipse. Renault Evasion. Nissan Rogue. À l’évidence, l’histoire rocambolesque de Carlos Ghosn était prévue de longue date…
LE BAL DES TARTUFFES
Alors que la BBC et le Figaro se demandent comment Carlos Ghosn a bien pu s’échapper du Japon, la police y enquête avec un zèle désespéré sous le regard goguenard du reste de la planète pendant que ses chefs nettoient leurs katanas avant de se faire seppuku. Les politiciens japonais geignent que le fugitif a été aidé par « une puissance étrangère » et l’ancien gouverneur de Tokyo, plus direct, accuse carrément le Liban.
Bien sûr, les Libanais ne sont au courant de rien… Du moins les hommes de l’État qui jurent que « le gouvernement n’a rien à voir avec la décision de Mr Ghosn de venir » comme l’a dit le ministre Salim Jreissati au New York Times, une source sûre. « Nous ne savons rien des circonstances de son arrivée ». Et le ministère de la Justice qui « avait demandé son extradition », déclare au Financial Times que le Liban « n’a porté aucun concours à ses plans de fuite ».
De son côté, en Turquie, le régime liberticide du président Erdogan traite ceci comme la seconde bataille de Lépante… Après avoir nié toute collaboration, il fait semblant d’être très fâché et sa police a arrêté sept personnes jeudi (dont quatre pilotes), soupçonnées d’avoir aidé l’ancien patron de Renault-Nissan à transiter par Istanbul dans sa fuite vers le Liban.
Comme tous les protagonistes de cette affaire, la compagnie aérienne MNG Jet protège ses arrières courageusement et dépose « une plainte au sujet de l’utilisation illégale de ses services d’aviation privée en lien avec la fuite de Carlos Ghosn ». Ça donne envie de louer ses avions…
La diplomatie française – qui illumine pourtant l’humanité ébahie avec son gros néon « ouvert le mardi de 10 h 15 à 11 h 20 et le jeudi de 13 h 45 à 14 h 30 (sauf jours fériés) » – est fidèle à elle-même. Après avoir traîné les pieds pour aider un de ses ressortissants – un grand capitaine d’industrie qui plus est –, elle ne sait rien.
Cela est d’autant plus plausible que, comme l’a déclaré Mme Ghosn, « il [n’a pas] eu assez de soutien et [qu’]il appelle à l’aide. En tant que citoyen français, ce devrait être un droit ». À l’inverse de l’été 2016, la DGSE a un alibi – elle était en RTT ! – même si certains Belges supputent gratuitement le contraire !
Son avocat japonais tire, lui, à boulets rouges sur son ancien client ce qui doit être une méthode marketing japonaise que je ne comprends pas pour augmenter son chiffre d’affaires. « Impardonnable » dit-il (en japonais) dans une vidéo où l’on voit qu’il a clairement perdu tout son calme : « On ne peut pas s’empêcher de penser que ceci viole les termes de sa mise en liberté sous caution ». Nan, vraiment ?!?
De son côté, dans une agitation fébrile qui fait chaud au cœur et rassure madame Michu, Interpol prend les choses au sérieux dans ce monde de brutes et a déjà eu le temps d’émettre une « notice rouge » contre Carlos Ghosn pour son arrestation.
Nous pouvons tous dormir tranquilles. Ce dangereux fabricant de voitures ne risque pas de voyager ! Et en tout cas, pas tant que la Turquie n’a pas libéré ses pilotes…
LES ACCUSATIONS CONTRE CARLOS GHOSN
Il n’y a aucun doute que l’homme d’affaires de 65 ans a sauvé Nissan, le constructeur automobile japonais, au bord de la faillite il y a deux décennies. Personne ne nie non plus une alliance réussie avec Renault. Le groupe a 120 000 salariés, utilise 38 usines à travers le monde et assemble plus de 10 millions de voitures chaque année.
Si les accusations sont nombreuses, il les nie en bloc.
La toute première accusation serait qu’au prix de cachotteries comptables – condamnables, moralement sinon légalement ! – le patron de Nissan aurait sous-estimé une partie de son salaire dans les documents publics de la firme cotée en bourse !
Il aurait également reçu jusqu’à 10 millions de dollars du représentant de la marque à Oman, somme qu’il aurait réinvestie, en partie dans un bateau yacht et en partie dans des investissements dans la Silicon Valley. Comme je ne sais pas plus que les journalistes si cet accord était connu de Nissan, approuvé ou non, correspond à une rétro-commission (ou non), je me garderai de jugement de valeur…
Enfin, le constructeur automobile français Renault, pour ne pas être en reste dans la curée anti-Ghosn, a déclaré début juillet 2019 avoir informé les enquêteurs français que Carlos Ghosn aurait personnellement bénéficié d’un accord de parrainage.
L’affaire est compliquée : Renault parraine le château de Versailles. Normalement, le château fait payer une somme de 50 000 euros lorsqu’il organise des réceptions privées. Il se trouve que l’ancien patron a loué le complexe du Grand Trianon pour son deuxième mariage en octobre 2016 : il aurait donc dû payer ces 50 000 euros dont le château lui aurait fait grâce… Là encore, il y a peut-être un sérieux manquement éthique mais on parle de moins d’un millième de sa rémunération au fil des ans. Un peu comme si, disons, un policier acceptait un expresso gratuit au café du coin, une fois par mois.
CARLOS GHOSN ET LES IMPÔTS FRANÇAIS
Pourquoi donc le patron de Renault aurait-il voulu cacher une partie de sa rémunération ? Et à qui ?
Le fait que les accusations des procureurs japonais ne portent pas sur de la fraude fiscale indique clairement que tout a été déclaré au(x) fisc(s). Sinon, l’inculpation japonaise aurait porté non sur une anomalie comptable mais sur de la fraude fiscale, un acte criminel bien plus grave sur les sommes en jeu. Nous pouvons en conclure qu’une partie des hommes des États français et japonais connaissaient donc parfaitement sa rémunération.
Cela dit, les médias japonais ont rapporté que Carlos Ghosn se préparait depuis l’an dernier à déménager son domicile fiscal en Suisse, qui offre un traitement fiscal préférentiel aux « riches ». Avec près de 7 millions d’euros de salaire et à peu près autant en stock-options, les incitations étaient fortes.
LE PETIT MACRON FAIT DU MECCANO FINANCIER
L’autre raison des cachotteries de la rémunération du patron de l’alliance Renault-Nissan tient très certainement à l’interventionnisme d’un apprenti-sorcier, Emmanuel Macron, qui était ministre des Finances en avril 2015 : à l’époque, l’énarque en question dont la présente fonction m’échappe – mais qui doit toujours détruire de la valeur à un poste où il ne fait preuve d’aucune compétence ! – décide que Carlos Ghosn est trop payé. Ce jugement de valeur, propre à ceux de sa caste, n’est évidemment pas fondé sur la création de valeur chez Renault ou Nissan.
Qu’à cela ne tienne ! Il suffit alors de limiter son salaire, ses primes de résultats, ses stock-options ! Dans une res publica où tout est… public, l’État détient 15 % des parts de Renault. Grâce à la « loi Florange » – cet artifice inique inventé en 2014 par un autre énarque tout aussi funeste –, ces 15 % donnent à l’État 30 % des droits de vote. Las ! Les actionnaires privés, soucieux de conserver un patron qui augmente la valeur de leurs actions ne l’entendent pas de la sorte : ils ne veulent pas de droit de vote double pour l’État et essaient d’adopter une mesure contre.
Le ministre des Finances décide alors – ce n’est pas son argent et il coule à flots ! – d’acheter 4,73 % du capital de Renault peu avant l’assemblée générale via l’Agence des participations de l’État (APE) ! L’État s’assure ainsi une minorité de blocage en faisant grimper sa part à 19,7 % du capital. Compte-tenu d’un quorum de 72 % lors de l’assemblée générale, cette participation s’avère suffisante pour rejeter la résolution contournant les droits de vote double.
L’État retourne alors à ses 15 % initiaux qui lui donnent maintenant – « loi Florange » oblige – plus de 35 % des droits de vote ! Les jaloux de Bercy peuvent donc bloquer les hausses de salaire du patron de Renault en assemblée générale…
Mais voilà. Au Japon, chez Nissan, c’est la consternation. Cette décision n’est pas comprise. Elle bouleverse le fragile équilibre de l’alliance avec Nissan. En effet, bien qu’égal actionnaire de Renault, aussi à 15 %, Nissan n’a aucun droit de vote ! Si Nissan avait des droits de votes avec ses 15 % dans Renault, et si Renault exerçait ses droits de vote avec ses 43,4 % de Nissan, le groupe serait en situation d’auto-contrôle partiel, ce qu’interdit la loi.
Les industriels japonais et surtout les autorités du puissant ministry of Economy, Trade and Industry (l’ex-MITI) prennent très mal cette entourloupe franco-étatique à la petite semaine. Le 23 avril 2015, Nissan publie un communiqué s’opposant à l’initiative d’un État étranger souverain, la France.
Il y a d’abord la volonté de préserver l’indépendance de Nissan. Mais il y a aussi le fait qu’entre 1999 et 2014, le groupe japonais a apporté 15 milliards d’euros de bénéfices et 4 milliards de dividendes à Renault. Ça fait quand même cher pour se retrouver avec 0 % des droits de votes…
La décision macronesque torpille ainsi les velléités de Carlos Ghosn d’accélérer l’exploitation des gisements de synergies entre les deux groupes en 2016. Elle gâte complètement la relation entre Carlos Ghosn et les Japonais. Comment leur faire comprendre – eux qui sont si soucieux de l’indépendance de leur industrie – que cette montée en puissance est une affaire de jalousie des salaires des cadres dirigeants ? Eux y voient, bien sûr, une tentative voilée de nationalisation de Nissan par l’État français. Inacceptable !
Pour ce qui est de la rémunération de Carlos Ghosn, le petit ministre des Finances exsangues persiste dans son entêtement : quand le conseil d’administration avalise la rémunération du patron de Renault, les représentants de l’État, – Olivier Bourges et un certain Alexis Kohler, devenu Secrétaire général de l’Élysée –, s’y opposent ainsi que le « représentant » des salariés, un cégétiste.
La majorité des actionnaires, elle, n’a pas de problème. Les membres capitalistes du conseil d’administration n’ont pas d’objection non plus. Mais c’en est trop pour l’énarque qui menace de légiférer si Carlos Ghosn ne diminue pas son salaire : « quand des gouvernances sont défaillantes parce qu’elles pensent que tout est permis et qu’il n’y a plus de comportement en responsabilité et en éthique, on est obligé de réouvrir des sujets comme celui de la loi. »
Les Japonais ne font plus confiance à la France : la prise de contrôle de Mitsubishi par Nissan se fait sans aval officiel de la part de Renault. Elle contribue à déplacer un peu plus le point de gravité de l’Alliance vers le Japon.
De leur côté, les joueurs de meccano financier de Bercy torpillent le rapprochement de Renault-Nissan-Mitsubishi avec Fiat-Chrysler. Comme nous l’avons vu (ici et ici), c’est un cas d’école de l’échec du capitalisme d’État à la française.
Il convient de rappeler une fois de plus que la création de valeur – qui seule devrait déterminer le salaire d’un dirigeant par les actionnaires, le conseil d’administration ou un comité idoine – n’est pas en cause : les « autorités » françaises n’avaient pas tant de problèmes quand Renault était utilisé par la caste des hommes de l’État pour fournir une mission super importante (dont le bienfondé m’échappe) à Rachida Dati de 2010 à 2013 à 2,6 millions d’euros ! Et où étaient le ministre et l’Agence des participations de l’État quand Alain Bauer, le conseiller sécurité d’un certain Nicolas Sarkozy se faisait un million d’euros pour des services qui, je n’en doute pas une seconde, étaient aussi exemplaires qu’exceptionnels ?
Dès lors, on peut se demander si Carlos Ghosn n’a pas choisi de garder le silence pour sa rémunération chez Nissan au vu de cette affaire… Au Japon, jusqu’à une date récente, il n’était pas obligatoire de révéler tous les détails de la rémunération des dirigeants des sociétés cotées en bourse.
UN PAYS MODÈLE
Je ne veux pas tomber dans une xénophobie primaire de mauvais aloi. Bien évidemment, le Japon est une des plus grandes civilisations humaines. C’est un pays modèle a qui nous devons les cocottes à riz, le stylo roller, le Betamax VHS, le déterminant d’une matrice, le Walkman, le Discman, le quark bottom, les mangas, les tamagotchis, le premier microprocesseur 16-bit, les actroids, le calcul de Itô et, bien sûr, les chindōgus. Le Japon est tellement fort que même sans l’aide de SUD Rail et de la FTM-CGT, il arrive à faire rouler les trains (privés) à l’heure et à fabriquer des voitures qui ne tombent (presque) jamais en panne…
Si les deux pays ont presque exactement le même revenu par habitant – 39400 dollars américains en parité de pouvoir d’achat en 2018 selon la Banque mondiale – l’État au Japon ne dépense que 39 % du PIB (soit 15 366 dollars par an par habitant) contre 56 % en France (soit 22 064 dollars par an par habitant). Le Japonais moyen reçoit peut-être de meilleurs services pour ses 15 366 dollars que le Français moyen pour ses 22 064 dollars.
Mais cela ne veut pas dire que le Japon est parfait. Comme toute grande civilisation, il y a sûrement des domaines qui peuvent être améliorés. Comme partout ailleurs, l’État corrompt la société. Le pays est malade de sa démographie qui réduit la croissance de long terme d’un pourcent par an interdisant ainsi le remboursement de la pire dette publique de l’OCDE ; son secteur bancaire a trop de banques zombies qu’il conviendrait de liquider…
Et surtout, l’État y exerce un interventionnisme industriel sans mesure et une justice despotique dont Carlos Ghosn a fait les frais.
LE MITI
L’interventionnisme industriel fait hélas partie du code génétique de l’État japonais et il n’est pas sans rappeler celui de l’État français…
Jusque dans les années 1980, les Premiers ministres se devaient même d’occuper un poste de ministre du MITI avant de prendre le pouvoir. Même s’il a été remplacé par le ministry of Economy, Trade and Industry (METI), les principes restent les mêmes. L’État travaille en étroite collaboration avec les intérêts commerciaux japonais établis et est en grande partie responsable de maintenir le marché intérieur fermé à la plupart des entreprises étrangères.
Une partie du pouvoir est réglementaire. Une autre partie du pouvoir s’exerce à travers les participations de l’État : la Banque du Japon achète environ 30 milliards de dollars d’actions japonaises par an via des ETF. Grâce à ceci, elle est un des dix premiers actionnaires dans environ 90 % des entreprises cotées sur l’indice Nikkei 225.
Cela crée précisément les problèmes auxquels Nissan s’est trouvé confronté en 1999 : le mal-investissement, pour reprendre le terme de Ludwig von Mises, s’accumule dans la structure de production. Les grandes entreprises ont leurs fournisseurs attitrés. Elles font des investissements dictés par les « stratèges » du METI. Elles évitent les luttes frontales avec leurs concurrentes. La concurrence ne joue pas à plein. Les inefficiences s’amassent et dilapident les profits.
Il n’y a aucune chance dans un tel contexte culturel que Nissan ait pu voir d’un bon œil la montée en puissance de l’État français dans le capital de Renault. Un fonctionnaire de Bercy aurait immédiatement dû faire attention à ses actes de façon à ce qu’ils ne soient pas mal interprétés. Ceci aurait dû être d’autant plus aisé que, finalement, il est aussi interventionniste, à sa façon. Mais voilà, le ministre Macron est aussi abrasif qu’inepte.
Comme l’ont noté certains observateurs japonais, l’affaire Carlos Ghosn est un retour de « Japan Inc. », c’est-à-dire de l’interventionnisme étatique nippon dans la gestion interne des grandes entreprises, une pratique courante des années 1980 et 1990 qui s’était estompée avec le temps…
Carlos Ghosn, qui est arrivé au Japon en 1999, ne s’y est pas trompé : dans un message vidéo enregistré peu de temps avant qu’il ne soit de nouveau arrêté (alors qu’il était en liberté sous caution), Carlos Ghosn a affirmé que des « coups de poignard dans le dos » des dirigeants de Nissan avaient pour but de le faire arrêter pour l’empêcher de tisser des liens plus étroits avec le constructeur français. Il avait même nommé certaines personnes mais son avocat, Junichiro Hironaka, avait décidé de supprimer ces allégations spécifiques de l’enregistrement.
Invité à commenter la vidéo, un porte-parole de Nissan avait prudemment déclaré que « l’enquête interne a révélé des preuves substantielles d’une conduite manifestement contraire à l’éthique » – mais, pas, notera-t-on à la loi ! – et que « la société restait concentrée sur la correction des faiblesses de la gouvernance qui ont permis cette faute ».
Ghosn a répété à plusieurs reprises qu’une poignée de dirigeants de Nissan était à l’origine d’un complot en vue de son arrestation, apparemment par crainte qu’il envisageât de faire entrer Nissan dans une fusion avec Renault qui affaiblirait la position de la société japonaise.
La décision des énarques de Bercy de faire monter la participation de l’État français dans l’actionnariat de Renault et d’asséner des votes doubles selon la « loi Florange » ne pouvait qu’inciter les autorités japonaises à une tentative d’éviction du dirigeant de Renault. Pour cela, ils avaient une institution moyenâgeuse à leur disposition : la « justice » criminelle japonaise…
CARLOS GHOSN ET LA JUSTICE JAPONAISE
Le Japon a le droit criminel le moins libéral du monde développé.
Tout d’abord, les institutions ne sont pas imprégnées du Traité du gouvernement civil (1690) de John Locke ou De l’esprit des lois (1748) de Montesquieu, la séparation des pouvoirs est ténue et l’exécutif intervient au milieu des affaires judiciaires.
Ensuite, le concept anglo-saxon de « fruit de l’arbre empoisonné » (« fruit of the poisonous tree »), c’est-à-dire l’idée que si la source (l’« arbre ») de la preuve ou la preuve elle-même est contaminée, tout ce qui en est tiré (le « fruit ») est également contaminé, n’existe pas : les procureurs peuvent se servir de preuves illégalement acquises par la police au cours des procès.
Le droit pénal occidental interdit de poursuivre une personne deux fois pour les mêmes faits – selon l’adage Non bis in idem en droit pénal français ou le « double jeopardy » américain. Au Japon, la constitution de 1947 a été écrite par les Américains et son article 39 stipule donc que « nul ne peut être tenu pénalement responsable d’un acte […] dont il a été acquitté […] » mais, dans la pratique, si quelqu’un est acquitté par un tribunal de première instance, le procureur peut faire appel auprès de la cour d’appel, puis de la Cour suprême selon un processus qui prend parfois des décennies… Au final, les procureurs japonais ont un taux de condamnation de 99,7 % ce qui donne une idée du droit de la défense…
Comme le prédisait Bloomberg, « il est peu probable que Ghosn reçoive quelque chose qui ressemble à de la justice. Officiellement, en vertu de la loi japonaise, un suspect peut être détenu et interrogé pendant 23 jours sans être inculpé. Pendant ce temps, il peut être interrogé jusqu’à huit heures par jour sans avocat. Officieusement, la période de détention est beaucoup plus longue, car après la fin des 23 jours, la police peut simplement vous arrêter de nouveau pour un crime supplémentaire et redémarrer le chronomètre […] Finalement, comme presque tous les suspects au Japon, il sera probablement contraint de signer des aveux, qu’il soit ou non coupable. »
Et c’est exactement ce qui s’est passé : il a été arrêté – pour 23 jours donc – le 19 novembre 2018, puis réarrêté le 21 décembre 2018, puis le 11 janvier 2019, puis le 4 avril 2019. Pendant ce temps, sans accès à ses avocats, il a été interrogé jusqu’à 14 heures par jour, parfois la nuit, jusqu’à ce qu’il tombe sérieusement malade. Sa libération sous caution a été refusée à plusieurs reprises.
De son côté, sa femme, Carole Ghosn, qui a comparu devant le tribunal en tant que simple témoin, a déclaré que les procureurs l’avaient empêchée de contacter son avocat lorsqu’ils sont entrés dans l’appartement loué par le couple à Tokyo, qu’elle avait été soumise à plusieurs reprises à des fouilles corporelles, forcée de garder la porte de la salle de bain ouverte lorsqu’elle utilisait les toilettes et qu’une enquêtrice était présente dans la salle de bain lorsqu’elle s’est déshabillée pour prendre une douche. Il lui a été interdit de communiquer avec son mari pendant des mois…
Même les médias japonais reconnaissent le côté « prise d’otage » de leur système judiciaire où l’on est présumé coupable et où on a 99,9 % de chances de le rester…
Il est intéressant que le pays des droits de l’Homme, si prompt à donner des leçons à la planète entière, n’ait même pas suggéré qu’il fallait fournir un traitement médical à un homme âgé et malade : interrogé par France Info, Bruno Le Maire a déclaré que l’intervention politique de la France n’était peut-être pas le meilleur moyen d’aider Carlos Ghosn…
A contrario, des sources de Reuters ont déclaré que l’Ambassadeur libanais au Japon l’avait entrevu presque tous les jours. Comme l’ont si bien noté Loïk Le Floch-Prigent et Bruno Pineau-Valencienne dans Contrepoints, Carlos Ghosn a vite été oublié par Paris et par ses « amis ». On ne s’oppose pas à Bercy impunément…
SECURITIES AND EXCHANGE COMMISSION
Si la solution absolutiste japonaise n’est pas une solution libérale, qu’aurait-il fallu faire ? La réponse est évidemment que toute entreprise doit être gérée dans l’intérêt ultime de ses actionnaires dans le cadre de la loi. Les autorités de marché devraient veiller à ce qu’ils ne soient pas floués par les dirigeants d’entreprise. Mais en dernière analyse, il suffit que la loi donne une grande latitude aux assemblées générales d’actionnaires pour ce faire. Il n’y a pas besoin de lois : cela est une simple conséquence de la théorie des droits de propriété.
De ce point de vue, s’il y avait un problème avec la rémunération de Carlos Ghosn chez Nissan, soit en niveau, soit en transparence, il n’y avait pas besoin de recourir au droit pénal.
Cela est en fait la position officielle de la U.S. Securities and Exchange Commission (SEC), l’agence fédérale de régulation des marchés financiers américains. Beaucoup plus pragmatique que le ministère français des Finances ou que la justice japonaise, elle a examiné l’affaire Nissan (qui est cotée en bourse à New York), a conclu que Nissan et son patron avait dérogé aux règlements comptables sur la transparence des comptes pour les actionnaires, a infligé une amende à chaque partie (pour 15 et 1 millions, respectivement) et a classé l’affaire.
Nous noterons que Ghosn et Nissan ont réglé les amendes sans avoir à admettre ou à nier les allégations de la SEC : dans les cas où la fraude est grave, la SEC requiert de la part des défendants qu’ils admettent leur culpabilité. Dans les cas de fraude avérée grave, l’affaire va au pénal…
Dans le long terme, cela est beaucoup moins malsain que la solution japonaise ou les caprices macroniens : les entreprises et les dirigeants ont une forte incitation administrative à la transparence, l’État n’interfère pas dans le niveau des rémunérations (où il n’a rien à faire) et l’emploi n’est pas menacé à tout bout de champ.
LES GOUVERNEMENTS JAPONAIS ET FRANÇAIS SAUVENT LA FACE
Cette évasion évitera bien des embarras diplomatiques. Elle arrange probablement tout le monde : Tokyo, Paris et ses anciens employeurs peuvent mettre fin à une affaire diplomatique mutuellement embarrassante. Pour Nissan, un procès aurait exacerbé l’image d’une mauvaise gouvernance d’entreprise : après tout, soit il n’y avait rien à dire et toute cette affaire était bien un coup monté, soit la rémunération du patron était trop élevée (ou pas assez transparente) et ceci est clairement le fait d’un manque élémentaire de contrôle de gestion…
Au Japon, les procureurs peuvent toujours prétendre que sa fuite implique sa culpabilité et la police peut toujours se demander comment le dirigeant gaijin le plus reconnaissable du Japon a réussi à esquiver sa surveillance.
De son côté, Carlos Ghosn est probablement mieux au Liban, où il a grandi, où il possède des propriétés, où il est apparu sur les timbres et où il n’y a pas de traité d’extradition avec le Japon. Il a enfin du temps pour écrire le scénario du film qu’il a récemment proposé à Hollywood…
Carlos Ghosn, victime de la (dé)raison d’État ?