Comment la France se dirige vers une société «zéro cash»
Par William Plummer
ENQUÊTE – D’année en année, les règlements en espèces reculent au profit des différents moyens de paiements dématérialisés. En ce sens, un rapport a été remis à l’État en juillet dernier préconisant la suppression progressive de la circulation du liquide en France.
Cela fait bien longtemps que plus aucun euro ne traîne dans les poches de Yoann. Cet étudiant orléanais de 23 ans a troqué, depuis plusieurs années déjà, son porte-monnaie contre divers moyens de paiements dématérialisés. Dans un premier temps, il s’est mis à utiliser exclusivement sa carte bleue. Puis, il y a un peu plus d’un an, Yoann a entendu parler du paiement par mobile. En quelques étapes simples, il a enregistré ses coordonnées bancaires sur son smartphone. Depuis, il effectue tous ses achats (inférieurs à 300 euros) en le posant sur les bornes de paiement des commerces, grâce à une puce présente, de base, dans son iPhone. «Mon téléphone a complètement remplacé ma carte bancaire classique. Je la transporte très rarement avec moi», explique-t-il. Les types d’achats? «Absolument tout. Que ce soit au supermarché, à la boulangerie, dans les bars, à La Poste ou chez l’opticien… En fait, partout où le sans contact est possible.» Et Yoann n’est pas le seul, loin de là, à s’être converti à ces nouvelles formes de transactions.
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De nombreux Français se tournent aujourd’hui vers des systèmes de paiements dématérialisés. Entre 2012 et 2017, l’usage du sans contact en France a été multiplié par mille, passant de 1,17 million à 1,23 milliard de transactions, d’après le groupement d’intérêt économique des cartes bancaires (CB). Le montant des échanges a lui aussi explosé, passant de 12 millions à 12,4 milliards d’euros. Et cette tendance s’accélère: les transactions ont doublé rien qu’entre 2016 et 2017. «On assiste à un réel effet de transformation des paiements. C’est-à-dire que les achats dans les commerces de proximité qui, hier, étaient faits en cash sont aujourd’hui de plus en plus souvent réalisés en sans contact», constate Loÿs Moulin, directeur du Développement du Groupement des Cartes Bancaires CB.
Nul doute que la dynamique des paiements dématérialisés va s’amplifier. Pour 2018, le réseau CB devrait comptabiliser plus de 2 milliards de transactions sans contact dans l’Hexagone, soit une augmentation de plus de 70% par rapport à 2017. Et le système gagne également du terrain du côté des professionnels de la vente. «Le sans contact devient une norme commune et logique pour tous les terminaux de paiements. La quasi-totalité des TPE que nous distribuons ou remplaçons sont désormais équipés de cette technologie. C’est une demande systématique de nos différents clients», explique Romain Thérond, de la société Synalcom spécialisée dans la vente et maintenance de terminaux de paiement. Et cette transition est rapide. En juin 2017, 38% des commerçants étaient équipés d’une borne permettant l’utilisation du sans contact. Un an après, ils sont déjà 53%.
Outre les boulangeries, supermarchés et autres commerces de proximité, ces terminaux ont investi des lieux plus atypiques… Depuis deux ans, pour promouvoir les dons à destination du patrimoine, des bornes ont été installées dans des sites historiques. Notamment au Château de Fontainebleau, à Oradour-sur-Glane ou sur les remparts de Carcassonne. Plus récemment, depuis janvier, le diocèse de Paris teste le panier de quête sans contact dans trois paroisses de la capitale. Lors de la messe dominicale, les fidèles n’ont plus qu’à passer leur carte bleue sur un panier connecté, en choisissant au préalable le montant du don sur un écran tactile. «Tous ceux qui s’occupent des paroisses savent que la monnaie se fait aujourd’hui plus rare. Ainsi, avec la disparition programmée des espèces nous avons réfléchi à un système qui colle à l’évolution des usages», raconte Christophe Rousselot, directeur du développement des ressources financières du diocèse. Compte tenu du succès du service, 250 paniers connectés vont être déployés dans une trentaine d’autres paroisses de la capitale.
«On assiste à la marginalisation des espèces»
Peu à peu, le paiement dématérialisé conquiert tous les pans de la société. Face à ce changement majeur, l’usage du liquide, lui, tend en toute logique à diminuer. Entre 2016 et 2017, les transactions en espèces ont ainsi chuté de 3% et cette dynamique ne devrait pas freiner dans les années à venir. Au contraire. «Il est indéniable que les nouveaux moyens de paiements qui se développent ont une emprise directe sur le futur des échanges en monnaie fiduciaire. Il faut donc s’attendre à une diminution assez nette de l’utilisation du cash. Mais la vraie question est: à quel rythme?», s’interroge Erick Lacourrège, directeur général des services à l’économie de la Banque de France. «Dans tous les pays du monde, peu importe leur stade de développement, on assiste à la marginalisation des espèces. Or, ces dernières ont rythmé nos échanges depuis 28 siècles. Même si ce terme est galvaudé: on est en train de vivre une véritable révolution», explique, quant à lui, Cyril Chiche co-fondateur de Lydia, une application de paiements mobile qui rencontre un vif succès en France.
Paradoxalement, les émissions nettes de billets progressent alors que l’utilisation du liquide est en chute. Autrement dit, les Français restent attachés à la monnaie, mais ce, à des fins de thésaurisation. «Selon les types de populations, garder de la monnaie sous son matelas ou dans la lessiveuse – comme on a coutume de le dire de façon imagée – ce n’est pas une vision de l’esprit, c’est une réalité de comportement», commente Erick Lacourrège.
Lucide à l’égard de ce bouleversement sociétal, l’institution réfléchit dès à présent au futur du cash mais aussi à sa forme. «Des réflexions sont déjà en cours dans plusieurs pays de l’OCDE sur une possible e-monnaie banque centrale, c’est-à-dire l’équivalent des billets garantis par la banque centrale mais en dématérialisés. Toutefois, la Banque de France et l’État français ne peuvent décider seuls dans le sens où nous disposons d’une monnaie commune avec 18 autres pays», dévoile Erick Lacourrège.
15% de personnes fragiles financièrement en France
Si la transition se fait pas à pas, certains souhaiteraient voir disparaître les billets et les pièces bien plus rapidement. Le rapport CAP 2022, publié fin juillet et réalisé par des économistes, des dirigeants et des hauts fonctionnaires, suggère d’aller vers une société «zéro cash». «En supprimant progressivement la circulation d’espèces, on simplifiera les paiements, correspondant aux modes de vie déjà préconisés par les Français, tout en permettant une lutte plus efficace contre la fraude et le grand banditisme», préconise le texte. Le comité semble convaincu qu’une telle réforme pourrait être source d’économies importantes. Que ce soit pour les banques ou pour l’État, le cash a en effet un coût. Et celui-ci n’est pas négligeable. D’après une étude menée par le cabinet McKinsey, en 2009, les établissements bancaires doivent dépenser pas moins de 2,6 milliards d’euros pour gérer et alimenter les distributeurs. En conséquence, le comité d’action publique – mandaté par l’exécutif – conseille de «supprimer les espèces, les chèques et les timbres pour les paiements fiscaux et sociaux d’ici deux ans» et, par ailleurs, «rendre obligatoire l’acceptation des paiements dématérialisés pour tous les achats, sans montant minimum». En somme, fin des modes de paiements archaïques et place au nouveau monde.
Si les pouvoirs publics souhaitent s’engager dans ce virage radical, ils pourraient être tentés d’aller voir ce qui se passe chez certains de nos voisins européens. Les pays scandinaves sont particulièrement avancés dans le domaine de la dématérialisation. En Suède, de plus en plus de commerces n’acceptent aujourd’hui plus le liquide. Désormais, que ce soit pour acheter un ticket de métro ou même pour utiliser des toilettes publiques, il n’y a plus d’autre choix que de sortir sa carte bleue ou son téléphone pour régler. Entre 2010 et 2018, la part des achats en espèces dans les commerces est passée de 40% à 13%. Les retraits sur la même période ont diminué de moitié. Et plus du tiers des Suédois estiment ne plus avoir besoin d’espèces. «De nombreux signes convergent pour avancer que l’argent liquide est un instrument de plus en plus marginalisé», analyse auprès du Figaro Gabriela Guibourg, chef du département d’analyse financière de la Banque de Suède. Là-bas, la monnaie fiduciaire en circulation pèse autour de 1% du PIB. Dans les pays de l’Union européenne, ce chiffre oscille entre 8% et 10%.
Toutefois, cette progression inéluctable de la dématérialisation n’est pas une aubaine pour tous. «Il existe un groupe – des seniors, des sans-papiers, des handicapés mentaux – qui souffre de la disparition rapide de l’argent. Une solution doit être trouvée pour ces personnes marginalisées par la numérisation de la société», admet l’experte suédoise. Nul doute que la question de l’exclusion se posera aussi en France. D’autant plus que, dans l’Hexagone, 10% à 15% de la population est considérée comme fragile financièrement. «Pour cette catégorie sociale, avoir de la monnaie permet de mieux contrôler son budget, ses dépenses», commente Erick Laccourège. Par ailleurs, la disparition du cash soulève une autre problématique. Celle des libertés. «En payant avec votre carte ou avec votre téléphone, tous les paiements seront tracés. C’est-à-dire que votre banque pourra être au courant de tous vos comportements d’achats» (et le fisc), met en garde Philippe Herlin, économiste spécialiste des moyens de paiement. Un point non négligeable à l’heure où la question de la protection des données personnelles est au cœur des débats.