ÉLEVEURS FRANÇAIS, LA POLITIQUE PUBLIQUE PARALYSÉE PAR LES DENIS ET LES TABOUS

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Par Bertrand Nouel.

 

Les Français n’ont qu’à payer leur viande plus cher ! C’est la solution lumineuse préconisée par le Président Hollande. Désinvolte est le terme qui convient. Les causes des problèmes français sont ailleurs et hélas compliquées à redresser. Mais la politique publique est paralysée parce qu’elle refuse de s’attaquer aux problèmes en question, qui sont à la fois ceux du coût du travail et peut-être surtout ceux d’un modèle français attaché à la petite exploitation incapable de lutter avec les mêmes armes que la concurrence. Encore une fois en France la politique de la poussière sous le tapis est préférée à la cohérence de choix assumés.  Avec quelques  exceptions cependant, comme celle d’un ministre qui n’est malheureusement pas directement en charge, Emmanuel Macron, mais qui touche au bon endroit.

La solution préconisée par le gouvernement repose donc sur les exhortations destinées aux consommateurs pour acheter français, couplées au développement du label viande française, et aux demandes renouvelées à la filière pour augmenter le prix de vente au consommateur en faisant remonter cette augmentation au producteur (voir  le détail des 24 mesures du Plan de soutien à l’élevage français du gouvernement).

Une idée « bleue ». Tiens donc, en voilà une bonne idée, faudrait-il dire ? Sauf que la signalétique « viande de France », qui n’est pas un label, existe déjà depuis plus d’un an et n’a pas reçu le succès attendu. Sauf aussi que toute la filière perd de l’argent ou voit ses marges contraintes au maximum,   et que le problème est très compliqué par la  diversité des cas et des solutions à apporter. Sauf, enfin et surtout, que préconiser d’alourdir le coût du panier de la ménagère dans les circonstances actuelles et croire que les Français vont suivre est vraiment une idée « à côté de la plaque ». Un sondage cité par la revue Challenges le prouve : 38% des sondés refusent simplement d’acheter plus cher, 34% seraient d’accord à condition que les prix augmentent de moins de 10% (pourcentage notoirement insuffisant pour sauver la filière), et 6%… ne consomment pas de viande. Soit 78% de la population au total qui ne participeront pas à la résolution du problème. Car la viande est un produit de luxe, et les Français dans leur grande majorité se fichent pas mal des différences de qualité, souvent indétectables, existant entre les origines, s’ils ne peuvent pas se payer la qualité supérieure, … ou censée supérieure du seul fait qu’elle est plus chère, ce qui en soi n’est déjà pas acquis ! La consommation de viande est déjà en baisse régulière depuis plusieurs années, et si les prix augmentent, les Français consommeront encore moins, ou se tourneront encore davantage vers le « low cost ». Comme pour le transport aérien. Au moins Air France développe-t-il sa filiale low cost.

Les vraies causes

L’exemple du prix du porc est significatif. Les prix sur le MPB (marché du porc breton, directeur en France) sont actuellement dans la moyenne européenne, autour de 1,3 € le kilo. Les prix espagnols sont quelques centimes plus bas, les prix allemands environ 4 centimes plus haut. Mais les producteurs français clament que leur prix de revient est 20 centimes plus élevé. Les acheteurs allemands (les abatteurs) peuvent payer un peu plus cher car ils se sont modernisés, en France l’abattoir GAD est tombé en faillite. Le défaut de modernisation des abattoirs est une cause, mais bien entendu les 4 centimes de différence sont loin de faire le compte, et les causes sont beaucoup plus générales. Il faut chercher ailleurs.

En 2011, l’Observatoire régional des Pays de Loire (voir graphique ci-dessous) pointait en premier lieu des distorsions de concurrence vis-à-vis de l’Allemagne, tenant en premier lieu au coût du travail. L’Allemagne a en effet recours sous le régime du détachement, à une main-d’œuvre mal payée en provenance des ex-pays de l’Est, Pologne en particulier, et dont les charges sociales, qui sont celles de leur pays d’origine, sont très basses. La différence du coût de cette main-d’œuvre est généralement de 10 euros de l’heure, 15 euros pour les plus qualifiés contre 25 euros en France. Une partie  de cette différence pourra être comblée suite à l’adoption par l’Allemagne du salaire minimum[1], mais les acteurs ne pensent pas que cela suffira à réduire l’avance déjà prise par l’Allemagne. Il n’y a pas que cela non plus : les coûts du travail sont très élevés au Danemark, 30 euros de l’heure. Cela n’empêche pas ce pays d’être l’un des concurrents les plus redoutables de la France. La différence de compétitivité tient là à une modernisation poussée à l’extrême de la filière : fermes–usines et entreprises d’abattage et de transformation parfaitement mécanisées. L’étude l’ORES pointait aussi une série d’avantages existant en Allemagne au niveau des charges sociales allemandes, d’un privilège de TVA, des aides à l’investissement, du financement public de l’équarrissage et enfin de l’équipement des entreprises de la filière pour la production de biogaz acheté à des conditions très favorables. Rien de tout cela n’existe en France.

Coût horaire de la main-d’œuvre en abattoirs

Source.

De façon générale, le modèle français reste celui qu’il était traditionnellement : production extensive à partir d’entreprises familiales de petite taille, sous-équipées, sous-modernisées et sans fonds propres, dépendant donc de prêts d’un secteur bancaire d’autant moins bien disposé à leur égard que les faillites se multiplient. Par ailleurs, les réglementations environnementales françaises sont particulièrement étouffantes et coûteuses par rapport à celles des  pays concurrents, ce qui contraint encore plus les finances des éleveurs. Lorsque l’on ajoute comme en ce moment les effets de la baisse de la consommation française, de l’embargo russe, de la chute des ventes à la Chine et de la sécheresse, on comprend la situation désespérée de nos éleveurs.

Le déni des pouvoirs publics et la cacophonie chez les organisations syndicales

Les mesures que vient d’annoncer le gouvernement, ainsi que les revendications des éleveurs, passent complètement sous silence cet aspect de compétitivité, au point qu’il est assez atterrant  de constater que le terme n’est même pas prononcé par le ministre en charge.

La situation est compliquée par le fait que les dénis sont présents des deux côtés, tant celui du gouvernement que celui des éleveurs. Le gouvernement est pressé d’éteindre le feu, et concentre donc son action sur des aides financières. Il en annonce 600 millions, mais en fait seuls cent millions en sont vraiment, les 500 restants correspondant à des garanties données aux éleveurs – à qui on propose de s’endetter de nouveau alors qu’ils sont exsangues…Les éleveurs ont beau jeu de souligner que là n’est pas leur problème. Quant aux mesures de fond et de long terme pour redonner une vision d’avenir à la filière, on n’a pas compris où elles se situent. Serait-ce dans un nouveau « machin » administratif censé aider à l’exportation, et doté d’un misérable budget de 10 millions d’euros ? La stratégie du ministre consiste en fin de compte à acheter la paix sociale et l’abandon des manifestations et blocages grâce à des aides financières qui ne résolvent rien, et pour le surplus à jouer les Ponce Pilate en rejetant sur les différents acteurs de la filière la responsabilité de s’entendre sur la répartition des efforts nécessaires pour permettre aux éleveurs d’augmenter leur prix de vente.

Du côté des éleveurs, la revendication porte sur une hausse des prix, financée par la grande distribution et les intermédiaires, lesquels protestent de leur bonne foi en argumentant de la faiblesse de leurs marges, comprises entre 1 et 2%, et ont été quasiment lavés de toute accusation par le rapport du médiateur. Une hausse de leurs prix alors qu’il s’agit d’améliorer leur compétitivité ??

Personne ne veut parler de cette compétitivité. Pas tout à fait personne : c’est Emmanuel Macron qui dit : “On a des éleveurs qui ne sont pas mieux payés et on a des coûts qui sont 40 à 50% supérieurs (…) Le défi structurel, il est là”, en évoquant le cas de l’Allemagne et des Pays-Bas, et en appelant à la “concentration” des petites structures. Même son de cloche chez Jean-Pierre Fleury, le président de la Fédération des éleveurs bovins (FNB) qui regrette que l’on soit “sur un traitement de conjoncture alors qu’on est dans un mal structurel, avec des difficultés de compétitivité sur le marché”. Idem du côté de la FNSEA, dont le Président reconnaissait au micro d’Europe 1 qu’on a fait croire aux éleveurs laitiers que 200 vaches suffisaient à constituer un élevage laitier, ce qui, dit-il, est « complètement faux ». On est parfaitement d’accord avec cette assertion, mais le malheur est que les organisations syndicales s’estiment contraintes de pratiquer le double langage, car leurs adhérents ne sont pas prêts à entendre un discours fondé sur la nécessité de changer de modèle pour passer à la « concentration » des structures qu’Emmanuel Macron appelle de ses vœux (voir à ce sujet l’opposition à laquelle doit faire face la « ferme des mille vaches », alors que dans les pays voisins c’est de 5.000 vaches que l’on parle).  Du coup, voici le secrétaire général de la même FNSEA, s’exprimant le même jour que son président, qui rejette la responsabilité sur le principal industriel français (Bigard), en trouvant « inacceptable » que celui-ci ose acheter de la viande en provenance de l’Allemagne et des ex- pays de l’Est devenus membres de la CE. Mais où va-t-on avec pareille cacophonie?

Il faut changer le modèle français de la petite exploitation

Non, ce n’est pas en augmentant les prix que l’on sortira de l’ornière. Pas non plus en réduisant les marges des intermédiaires. Pas non plus encore en fermant les frontières aux importations en provenance des pays de la CE. Mais en luttant à armes égales.

Il faut croire le rapport de la Fabrique de l’industrie lorsqu’il affirme que l’offre haut de gamme française est inadaptée, car « un tel mode de consommation ne représente que 1% de la consommation mondiale, c’est-à-dire qu’il est quasiment absent en dehors des frontières nationales ». De sorte que « le modèle d’excellence gastronomique que propose l’industrie agroalimentaire française ne permet pas de générer la quantité d’emplois qui pourtant est à notre portée ». Croire de même un économiste spécialiste comme Philippe Chalmin qui, même s’il prend des gants pour affirmer que « les fermes-usines sont une solution mais pas LA solution », n’en souligne pas moins que « Le modèle de l’agriculture familiale est bien adapté aux échéances à venir. Mais il ne doit pas rimer avec des petites exploitations ; il doit pouvoir rimer avec une agriculture moderne, intelligente et intensive ». Et d’ajouter : « L’autre grand problème, c’est l’adaptation de l’environnement réglementaire. Il est impossible d’ouvrir une porcherie moderne en France. Et il faut trois ans pour faire aboutir un dossier de méthanisation, contre six mois en Allemagne ».

Il faut savoir tracer un avenir à la filière, et l’exprimer. Si l’on veut spécialiser la France dans l’excellence de la qualité et les petites exploitations de proximité, continuons effectivement dans la même direction. Mais il faut savoir que cela conduira aux mêmes résultats que ceux que l’on constate actuellement, à savoir la disparition progressive mais rapide des exploitations et le recul de la filière française dans le monde. Savoir aussi que, sauf à s’isoler et à répudier les règles de libre circulation dans la CE, il n’y a pas de raison pour que l’on puisse empêcher les Français de consommer moins cher s’ils le désirent. Si, comme nous le pensons, nous devons nous engager pour concurrencer les pays qui nous entourent, il faut aussi le dire et faire les réformes nécessaires. Il faut consacrer 2,5 milliards à la modernisation de la filière porcine, selon l’Institut du porc français. Qu’en pense le gouvernement et est-il disposé à tracer la voie ?

La France doit sortir d’une façon ou d’une autre d’une contradiction fondamentale : on ne peut pas  faire vivre un modèle agricole extensif et cher dans un pays comme la France où le modèle social et environnemental est extrêmement onéreux. Les salaires sont très élevés au Danemark, mais le pays a choisi un modèle de production modernisé et mécanisé au maximum.

Que devraient en fin de compte faire les pouvoirs publics?

  • Cesser les attitudes irresponsables ou incohérentes. Il y a quelques jours on entendait la sénatrice Marie-Noëlle Lienemann préconiser, à propos des appels d’offres dans la restauration collective, de « s’asseoir » (sic) sur la réglementation européenne qui interdisait de discriminer entre les origines des viandes. Typiquement français : on est membre de la CE mais on en refuse les règles, on pousse les vraies causes des problèmes sous le tapis et on règlemente pour empêcher le marché de fonctionner normalement. Avec le résultat que la restauration collective ne pourra pas payer le prix et diminuera la consommation de ce qu’elle ne peut pas payer.
  • Cesser d’entretenir les illusions sur la possibilité de maintenir le modèle extensif sans modernisation, mécanisation et concentration des exploitations. Faire un choix d’avenir et l’indiquer clairement, c’est la responsabilité de l’État.
  • Cesser d’imposer des normes sociales (le smic universel, encore et toujours…) et environnementales intenables pour les exploitants, faciliter les réformes et y consacrer les moyens nécessaires. Assigner à la filière de l’élevage la priorité qu’elle mérite, sinon cela se terminera comme pour l’industrie.
Réponse aux commentaires concernant les critiques virulentes contre les « intermédiaires » (abattoirs, mise sous vide de la viande, industriels de la viande, etc) :

Comment pouvez-vous dire que les intermédiaires n’apportent « aucune valeur ajoutée » ? Ce sont des dizaines de milliers de salariés qui travaillent chez ces intermédiaires, peut-être autant ou plus qu’il n’y a d’éleveurs, et vous estimez qu’ils ne servent à rien ? Si oui, une remarque s’impose : la prochaine fois que vous voudrez manger un steak, il faudra vous rendre directement chez un éleveur. Et comme il est probable qu’il ne vous laisse pas jouer les Shylock, vous ramènerez la vache chez vous par le col et à vous ensuite de vous débrouiller avec !

La vérité est bien que les marges de ces intermédiaires sont très faibles, entre 1 et 2%, et que cela ne conduira pas loin de les réduire encore, si ce n’est de diminuer encore le nombre de leurs salariés et leurs rémunérations. Pourquoi croyez-vous que l’abattoir Gad est tombé en faillite ?

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Une réflexion sur « ÉLEVEURS FRANÇAIS, LA POLITIQUE PUBLIQUE PARALYSÉE PAR LES DENIS ET LES TABOUS »

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