Si la lecture des échecs tonitruants de la promotion Titanic était insuffisante pour se convaincre de l’inadaptation totale des énarques en matière économique, il suffirait de regarder le programme de l’ENA. On s’apercevrait alors que l’École inculque à ses élèves une culture de bulle, se préoccupant seulement de leur apprendre à manœuvrer dans le maquis bureaucratique des différentes institutions françaises ou internationales et à « conduire des projets ».
La scolarité à l’ENA est ainsi constituée de trois modules :
L’objectif du premier module est de savoir se repérer dans le maquis des institutions européennes : nommé « module Europe », il s’accompagne d’un stage dans une institution européenne, internationale, une ambassade ou autre organisme traitant de dossiers européens. Ainsi « les élèves perfectionnent leurs connaissances des institutions, des politiques et du droit de l’Union Européenne » [1].
L’objectif du second module est de savoir se repérer dans le maquis des collectivités territoriales : nommé « module Territoires », il s’accompagne d’un stage en préfecture ou dans une administration territoriale française. Ce module permet de « participer à la mise en œuvre concrète des politiques au niveau local » [2].
Le troisième et dernier module « gestion et management publics » comporte un stage obligatoire de trois mois et demi en entreprise publique ou privée. Si ce stage pouvait laisser quelque espoir pour une éventuelle ouverture sur le monde de l’entreprise privée, son ambition cependant se borne à « conduire les élèves à devenir des managers aptes à encadrer des équipes et conduire des projets ». Par ailleurs, ces stages sont réalisés dans des très grandes entreprises, peuplées justement de « managers » ; stages qui doivent d’ailleurs être mis en lien avec le thème du module : « la modernisation des administrations et de la Réforme de l’État ».
Ainsi, on ne les envoie pas dans des laboratoires passer quelques mois pour participer à des recherches appliquées. On ne les envoie pas dans des PECs [3], c’est-à-dire des entreprises de moins de 50 personnes, qui sont le vivier d’où devraient sortir nos futures PMEI ou ETI. On ne les envoie pas vendre comme Tapie des téléviseurs, des logiciels ou de la programmation informatique. Ils n’ont donc en aucun cas vécu dans leur chair ce qu’est la vie de ces cellules critiques pour la vie économique. Preuve du peu d’importance accordé à l’entreprise à l’ENA, ce stage avait d’ailleurs été supprimé par une précédente direction -avant d’être réintroduit.
Ce qu’on leur apprend de plus important est donc bien de savoir se repérer parmi tous les corps administratifs français et européens, de connaître l’histoire et les traités qui marquent ces corps et guident ou enferment l’action administrative. Pour qu’il n’y ait pas de déviance, leur enseignement est d’ailleurs assuré par d’anciens élèves, préférentiellement pris dans les Grands Corps.
Cette situation serait acceptable si les énarques remplissaient uniquement des rôles d’exécutants (soumis au pouvoir politique). Malheureusement, Bercy joue toujours un rôle d’obstruction, voire un rôle décisionnaire dans les politiques économiques et fiscales menées en France [4]. Rappelons à titre d’exemple que le Parlement ne change pas 1% du budget préparé par Bercy, notamment les mesures fiscales car, à part quelques rares députés comme Charles de Courson, la plupart n’y comprennent rien, tant les textes fiscaux sont devenus hermétiques et les lignes budgétaires fongibles à la discrétion des administrations. Les multiples épisodes du bouclier fiscal ont montré que même l’Élysée est dépassé : c’est bien sous la pression de Bercy que Nicolas Sarkozy a abandonné le bouclier auto-déclaratif, ce qui a provoqué sa mort lorsque le syndicat des impôts s’est mis à publier les chèques de remboursement à Madame Bettencourt.
Cette omnipotence de Bercy est confirmée par l’ancienne directrice de l’ENA elle-même, Marie-Françoise Bechtel : « Dans cet univers, il y a d’abord et surtout Bercy. […] C’est là où tout se joue, tout se décide. C’est impressionnant, le pouvoir qu’ils ont, et je pèse mes mots. Laisser faire Bercy, c’est une grave erreur. » L’ancienne directrice atteste aussi l’idée d’un État dans l’État : « D’abord, ces messieurs se méfient des politiques. Ils font bloc. J’ai été membre de la mission d’enquête sur l’affaire Cahuzac, eh bien, nous n’avons rien obtenu des directeurs ou responsables de ces deux administrations. Rien. Aucune réponse ! Blanc ! C’était impressionnant. » [5]
Ce pouvoir est d’autant plus étonnant qu’il est accordé sans référence, ni à l’expérience ni au mérite, si ce n’est d’avoir réussi un concours à l’âge de 26 ans. Non seulement les énarques de Bercy (et le personnel en général d’ailleurs) n’ont aucune expérience de l’entreprise mais ils n’ont pas davantage prouvé qu’ils sont de bons fonctionnaires, zélés et désintéressés au service du bien commun.
Ainsi que l’explique un jeune énarque dans une interview à Atlantico, il s’agit d’une exception bien française, qui apparait absurde aux yeux des autres grandes démocraties occidentales :
« De fait, il n’est pas besoin de voyager très loin pour constater combien le modèle énarchique est original en soi, et combien de tels débats n’auraient aucune raison d’être ailleurs.
En Allemagne, où les hauts fonctionnaires n’accèdent aux postes les plus élevés qu’après la validation de nombreuses années d’expérience, l’idée que les agents puissent prétendre à des postes de direction aussi jeunes que les énarques français ferait presque figure de monstruositéadministrative. L’administration fédérale n’ouvre les postes de direction qu’à des fonctionnaires ayant fait leurs preuves et régulièrement remarqués et notés pour l’excellence de leurs services ; il n’y a rien de semblable dans les grands corps français.
Au Royaume-Uni, c’est à la fois la jeunesse du recrutement des énarques et la garantie d’un emploi public à vie qui surprend : le modèle du senior civil service, qui prévaut outre-manche, implique en effet là aussi que les agents publics, recrutés sur appel d’offres pour des contrats limités dans le temps, ont une moyenne d’âge sensiblement plus élevée que les énarques en parvenant aux postes de direction.
Aux États-Unis, le recrutement des hauts fonctionnaires est nettement plus ouvert qu’en France, même si l’obtention d’un diplôme des grandes universités est un passage quasi-obligé. [6] »
Il est donc problématique que les énarques représentent près de la moitié des postes à responsabilité dans les administrations clés de Bercy