Il y a bien longtemps, disons plus de cinquante ans, ma mémoire s’est probablement adressée à moi. A l’époque, je ne l’ai pas entendue.
Aujourd’hui, je crois comprendre ce qu’elle me disait.
Quelque chose dans ce genre :
» Ecoute mec, je ne suis pas ta chose. Alors tu as deux solutions : ou tu me dresses de force à t’obéir mais saches que je résisterai de toutes mes forces, ou tu me laisses libre et alors je serai pour toi une associée fidèle.
Pour être clair, soit tu me gaves, tu m’étouffes, avec ce que l’humanité a appris depuis des milliers d’années et j’en crève le volume étant illimité, soit tu me laisses libre de choisir dans ce fatras sans compte à rendre, comme je veux et quand je veux, et je mets ma sélection à la disposition de ton intelligence et de ton imagination. Tu vois ce que je veux dire. »
Je n’ai rien vu du tout. Je suis passé à côté du message.
En bon petit bonhomme que j’étais enfant, j’ai tenté de forcer ma mémoire. Pas longtemps, tant sa réaction négative fut violente.
C’est à ce moment que le drame s’est noué.
En panne de mémoire pour indiscipline de celle-ci, j’ai pensé ne pas en être pourvu, ce qui, somme toute, n’entamait pas ma joie de vivre.
Par contre, les observateurs extérieurs, parents, éducateurs, examinateurs et toute la clique ne l’entendaient pas de cette oreille. Celui qui n’apprend pas est indigne de confiance, il n’a pas sa place dans notre société.
Les zéros tels la chasse japonaise fondirent sur ma scolarité, en orthographe d’abord évidement, puis en histoire et en géographie totalement, enfin en mathématiques, en physique, en philosophie, au-delà de l’essentiel qui était si peu. Ma mémoire indisciplinée me mit en échec scolaire.
Plus tard, alors que je me lançais dans la vraie vie, avec évidemment un fort complexe de « cancritude », ma mémoire se fit discrète.
Je ne pensais plus à elle, j’évitais de la solliciter. Je notais tout, je fus un maniaque du carnet à spirale, un inquiet de la citation, un paniqué de la référence. Un infirme quoi.
En dehors d’une légère mais constante angoisse, cette infirmité n’a pas entravé mes objectifs. J’ai mis mes différents succès d’abord sur le compte du hasard, puis d’une intelligence et d’une imagination normales.
J’ai complètement zappé ma mémoire. Quelle ingratitude !
Je voudrais, par ce billet, m’excuser et réparer cette injustice que je lui ai faite. Je comprendrais parfaitement que vous me disiez : « Mais, Dumas, on s’en fout complètement de ta mémoire et de tes problèmes avec elle ». Notamment, si vous avez, de votre côté, réussi à parfaitement dresser la votre.
Mais, sans vouloir vous obliger, que vous ayez dressé ou laissé libre votre mémoire, vous n’échappez pas aux conséquences de ces deux attitudes, ce qui vaut peut-être la peine qu’on en parle. N’est-il pas ?
Plus de cinquante ans plus tard
Je prends conscience que ma mémoire, que j’avais lâchement abandonnée, ne m’a jamais, elle, abandonné.
Elle a fait un très léger effort sur les choses reconnues par la société comme essentielles. Je dis très léger parce qu’elle ne s’est pas gênée pour en oublier la moitié, voire même transférer le reste avec de grossières erreurs.
Mais, sur ce qu’elle a choisi elle-même de mémoriser, sans m’en parler, ce fut un succès total, dont je ne prends la mesure qu’aujourd’hui.
Evidemment, vu de l’extérieur, son stock est un fatras sans queue ni tête. Mais, ramené à mon service, à ce dont j’ai besoin en fonction de mes capacités personnelles et de mes objectifs de vie, elle a fait fort, très, très, fort. En agissant discrètement, sans me le faire remarquer.
C’est pourquoi
Je m’adresse bien sûr aux plus jeunes, à ceux que l’on est entrain aujourd’hui de culpabiliser parce que leur mémoire n’en fait qu’à sa tête.
Je leur dis : « Evidement ne faites pas comme moi, écoutez votre mémoire, respectez-là, faites lui confiance, même si elle-même n’en fait qu’à sa tête. »
Pensez à Bartabas. Quand il voit, libre dans une immense plaine, un splendide étalon blanc, il imagine immédiatement ce qu’il pourrait en faire et sa beauté somptueuse façonnée en son cirque. Il a raison. Mais, nous sommes là face à deux beautés incompatibles. En choisir une revient à insulter l’autre.
En définitive
Doit-on faire de sa mémoire un outil dressé à obéir, à accumuler ? Doit-on la flatter en lui attribuant alors le terme de « cultivée » ? Est-ce ainsi qu’elle est la plus performante ? C’est possible. Dans tous les cas, la réussite d’une telle configuration et le travail que cela représente doivent-être respectés.
Ou alors, doit-on laisser sa mémoire libre, libre de sélectionner elle-même ce qu’elle considère comme nous étant nécessaire ? Doit-on lui permettre de faire l’impasse sur les conventions, d’être originale, voire provocante ? Doit-on lui faire confiance, la protéger du jugement des autres, ne pas avoir peur de sa sauvagerie, de son indiscipline ?
Le choix est difficile
Il est d’autant plus difficile que l’un ne va pas avec l’autre, c’est donc l’un ou l’autre.
Qui plus est le choix n’est pas réel, le poids des conventions s’impose, le poids de la structure aussi, ne laissant que peu de place à un libre choix.
Lorsque notre mémoire nous questionne, vers quinze ans, peut-on l’entendre ? Bien sur que non.
Plus tard, lorsqu’elle est audible, la question ne se pose plus, les choix ont été faits.
La seule chose qui devrait rester
C’est la tolérance. Le respect des deux usages. Or, objectivement, ce n’est pas vraiment le cas.
Ceux qui ont dressé leur mémoire regardent de haut ceux qui l’ont laissée en liberté, pendant que ces derniers n’hésitent pas à les traiter de singes savants.
Alors que tout deux devraient se respecter et respecter l’usage que chacun fait de ses compétences. Je vous laisse sur ce droit que je prends de rêver.
Bien cordialement. H. Dumas
Bjr,
Mode humour:
celle-ci restera dans nos mémoires le chat noir de Tulle avec son costume de Collargol 😀
https://www.youtube.com/watch?v=U3RtAv0yHTg
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