Un apparatchik à l’hôpital.

Rescapé de l’attaque ignoble perpétrée par des islamistes à Charlie Hebdo le 5 Janvier 2015, Philippe Lançon vient de publier « Le Lambeau », chez Gallimard.

Lors de cette attaque, 12 victimes décéderont.

J’en connaissais deux, que j’avais rencontrées dans les années 1980. L’un, Cabu, ayant passé un weekend chez moi, l’autre, Wolinski, avec qui j’avais plusieurs fois déjeuné.

Je ne partageais pas leurs visions politiques, mais ils étaient deux personnages passionnants, drôles d’abord puis, objectivement, agréables et courtois. Paradoxalement, leur humour constant, qui était assez agressif en public, était plutôt tendre en privé.

Ce jour là, à Charlie Hebdo, ce crime odieux, inacceptable, m’a énormément choqué. Les différentes récupérations politiques ou intellectuelles m’ont, la plupart du temps, parues insignifiantes par rapport à la densité profonde de cet acte de barbarie, qui à l’évidence en annonçait d’autres à venir.

Je supposais alors que les rescapés — présents blessés ou absents chanceux d’avoir été ailleurs par hasard à cet instant — devaient se poser des questions fondamentales, les mêmes que moi, les mêmes que tout le monde.

Je croyais que, face à une telle violence, tout le monde retrouvait les mêmes valeurs, les vraies valeurs. Eh bien non, ce n’est pas le cas.

Finalement, peut-être n’y a-t-il pas de vraies valeurs? Peut-être que nous nous abusons, que tout simplement les valeurs auxquelles nous adhérons nous paraissent vraies ? Je ne sais pas.

Ce que je sais, c’est que le livre de Lançon est décevant, il tombe des mains.

La souffrance

Très grièvement blessé — un quart de son visage emporté par une balle — l’auteur parait découvrir que la souffrance n’est pas partageable, qu’elle est intransmissible. Que donc tous ceux qui font mine de la partager ne sont que des acteurs plus ou moins doués pour la comédie.

Celui qui souffre est non seulement seul, mais le fait qu’il ne peut pas s’exclure de sa souffrance le condamne à l’isolement.

Il suffit de s’être fait opérer des hémorroïdes pour constater avec stupeur que, pendant les deux jours qui suivent l’opération, la douleur interdit toute pensée au-delà de son propre trou de balle. C’est un choc.

La souffrance est comme la mort, si intime, si intolérable, que l’homme, non seulement ne peut pas partager celle des autres, mais il ne peut même imaginer la sienne à venir.

Pas plus qu’il ne peut envisager réellement sa mort, il ne peut pas conceptualiser sa souffrance future. S’il le pouvait, aurait-il du gout à vivre ?

Avant d’être blessé, Lançon a parcouru le monde, imaginant sans doute partager la souffrance des autres, en tout cas le laissant penser.  Il sait aujourd’hui qu’il n’en était rien, que ce n’était pas possible, qu’il jouait un rôle. Or, il ne le dit pas.

Il se réserve sans doute le droit de trier les souffrances, de les hiérarchiser. Peu probable qu’il se penche un jour sur la souffrance liée au pillage fiscal.

Le privilège

Dans son ouvrage, M. Lançon nous fait partager intimement son calvaire médical, évidemment réel.

Il ne nous cache pas son privilège. Sa notoriété lui permet, à l’hôpital public, de disposer d’une chambre seul, de pouvoir y installer un lit d’accompagnant, de tenir salon à toute heure, d’avoir un contact direct particulier avec les soignants, simples ou médecins. Autant de choses auxquelles le malade ordinaire n’a pas accès.

Ce qui me gêne n’est pas l’obtention de ces privilèges, mais la façon de les acquérir, alors qu’il est un homme de gauche prônant l’égalitarisme. Or, son privilège est lié justement à son image d’égalitariste et à une chaine de copinage du même tonneau.

Je ne juge pas, je constate.

Je suis sûr que M. Lançon a une très mauvaise opinion de l’hôpital américain de Neuilly, qui n’est qu’un établissement offrant des conditions de soins privilégiées à ceux qui ont les moyens de les payer.

Essayons d’être objectif.

Est-il scandaleux que face à la mort, aux souffrances, l’homme tente de se créer des privilèges qui lui laissent imaginer que ses souffrances ou sa mort seront plus douces ? Même s’il se trompe lourdement sur le résultat, peut-on lui jeter la pierre ?

Et enfin, est-il plus sain que ces privilèges soient distribués de façon stalinienne ou de façon libérale ?

La distribution stalinienne, favorable à M. Lançon, est basée sur son appartenance aux pensées égalitaristes, garantie par ses amitiés et son capital culturel personnel. Il va donc, au fil des pages, nous assommer de preuves de ce capital, tout comme les patients de l’hôpital américain s’évertuent à faire étalage de leur fortune, de leur capital économique.

Lançon aura-t-il un jour accès à la sagesse ? Comprendra-t-il, à la suite de ce drame, que la recherche de privilèges face à l’idée qui nous taraude tous de la mort et de la souffrance n’est pas anormale, est incontournable, que nul ne peut s’en affranchir.

Dans ces conditions, M. Lançon conviendra-t-il qu’il faut prendre acte de cette quête de privilèges et donc accepter un système de société qui la permette, ouvert au plus grand nombre sur ce point ? Admettra-t-il que l’octroi de privilèges soit lié à un type d’effort que tous peuvent entreprendre, même si sont exclus inévitablement les moins doués.

Je veux parler d’un système le plus économique et libéral possible, que ses détracteurs appellent péjorativement « capitaliste ».

Son livre ne prend pas ce chemin. Le calvaire qu’il traverse ne parait pas l’amener à remettre en question le système égalitariste auquel il appartient, où seule une minorité bien pensante accède aux privilèges.

Ce n’est pas si grave puisque nous savons depuis belle lurette que les privilèges ne font pas échec à la mort et ne protègent pas de la souffrance. Mais bon…

Nous savons aussi combien est essentiel que le capital soit transmis, peut importe celui qui le possède, en cela M. Lançon est un outil de transmission comme un autre du capital culturel, acceptons-le sur ce sujet.

Concernant son bouquin, vous pouvez économiser 21 € en ne l’achetant pas. Commandez plutôt les nouvelles de Marcel Aymé.

Cordialement. H. Dumas

 

 

 

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A propos Henri Dumas

Je suis né le 2 Août 1944. Autant dire que je ne suis pas un gamin, je ne suis porteur d'aucun conseil, d'aucune directive, votre vie vous appartient je ne me risquerai pas à en franchir le seuil. Par contre, à ceux qui pensent que l'expérience des ainés, donc leur vision de la vie et de son déroulement, peut être un apport, je garantis que ce qu'ils peuvent lire de ma plume est sincère, désintéressé, et porté par une expérience multiple à tous les niveaux de notre société. Amicalement à vous. H. Dumas

3 réflexions sur « Un apparatchik à l’hôpital. »

  1. et oui … encore un personne qui se fait encore du fric avec un fait d’hiver !

    je me demande si le massacre abonnable de milliers des palestiniens par les israélien fera l’objet un jour, d’un entrefilet ‘ entre 2 publication » de journaleux
    ou si des politiques auront le cran un jour de le dénoncer publiquement .

    le dernier qui en a abattu un , publiquement , achevé comme un chien dans la rue ( vidéo a l’appui) est sorti 6 mois après de prison acclamé comme un héros car il y avait le mariage de son frère . !!
    justice … a 2 balles ( surtout dans la tète du palestinien) qui pleurait couché par terre lui demandant de ne pas l’achever.

    je ne suis pas Charlie et ne le serait jamais ..j’aime les caricatures et l’humour mais quand le pompier se fait pyromane , il ne se plaint pas de se faire cramer la gueule et pourtant je suis le premier a reconnaitre les ignominies !

    mais trop , c’est trop !

  2. En faisant une blague de mauvais gout on dira que la balle qui l’a touché ne lui a pas retiré ses idées …

    Ca veut dire aussi qu’il a quand même gardé ses facultés intellectuelles; ce qui est bien pour lui !

    Tous ceux qui ont été les victimes dans leur chair d’attentats, d’accidents (avion, autocar, train …), de crimes odieux découvrent avec une certaine sidération ce que vous « révélez » : face aux difficultés on se retrouve seul, absolument seul …

    Parfois même, le conjoint s’en va aussi … (ex peu connu : Fabrice le fils de Michel Chevalet journaliste scientifique à la télé sur la science qui a eu le malheur d’être pris, dans sa voiture, en sandwich entre deux camions).

    Les politiciens prodiguent toutes les assurances devant les caméras mais c’est souvent de la comm’ (mais pas toujours) et surtout pour ne pas passer pour des salauds !

  3. Pour connaître certains citoyens qui de+ donnent des leçons de morales au monde entier , il ne faut pas se laisser séduire par les mots qu’ils disent à longueur de journée mais laissons-nous plutôt convaincre par les actions qu’ils mènent . La difficulté , l’échec sont fait pour les citoyens courageux car eux seuls peuvent avoir l’honneur de perdre et la joie de gagner.
    Donc quelle époque terrible que celle ou certains dirigent les aveugles , trop nombreux. Eh dans la vie il y a des gens qui ont de l’ambition et du talent , moi je préfère ceux qui ont du talent. Mais Cela me fait souvenir d’une citation du Grand Général M. Charles de Gaulle : « Je n’aime pas les communistes parce qu’ils sont communistes, je n’aime pas les socialistes parce qu’ils ne sont pas socialistes, et je n’aime pas les miens parce qu’ils aiment trop l’argent. »
    Carpe diem

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