En préambule, il faut savoir que l’€ n’est pas la première monnaie commune qui ait été mise en place en Europe. Dès 1865, à l’initiative de Napoléon III, une union monétaire latine avait été créée entre la France, la Belgique, l’Italie, la Suisse et la Grèce, fondée sur une parité identique en or et argent des monnaies nationales qui pouvaient, puisqu’elles avaient la même contre-valeur métallique, circuler librement entre les pays membres.
Cette expérience n’a pas résisté à la première guerre mondiale.
A l’origine, la Communauté Européenne a été mise en place (en 1957, à six pays) en abordant la question de la coopération entre Etats par le biais économique et notamment la suppression des droits de douane sur le charbon et l’acier ; ce qui a amené inévitablement à se poser la question suivante : comment organiser les relations économiques et monétaires d’un groupe de pays dont les échanges mutuels sont intenses ?
Ce faisant, les États membres de la CEE ont clairement obéi à une démarche libérale en instaurant une liberté de circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux ; ce qui les a amenés aussi à constater rapidement que la stabilisation des relations monétaires intra européennes était nécessaire pour que le système fonctionne.
Le cadre monétaire à la fin de la deuxième guerre mondiale :
La coopération monétaire ne figurait que de manière relativement accessoire dans le Traité de Rome alors que la monnaie représentait l’une des questions de fond de l’établissement du marché commun ; notamment parce que les échanges commerciaux ont lieu sur la base d’échanges monétaires et que les fluctuations monétaires peuvent créer d’importantes distorsions commerciales entre les États membres.
Alors que jusqu’en 1971, les relations monétaires internationales étaient relativement stables, malgré quelques réajustements périodiques, la question monétaire est devenue incontournable lorsque le président Nixon a mis fin aux accords de Bretton Woods (1944) ; lesquels avaient établi un système de changes fixes basé sur l’US$, une parité fixe de 35 US$ pour une once d’or et la convertibilité de l’US$ en or.
La décision des USA était motivée par le fait qu’ils se sont mis à émettre de plus en plus de monnaie ; provoquant de ce fait une distorsion entre le stock d’or américain et le montant de dollars en circulation (l’US$ chutait pendant que l’or montait). Or, certains pays (dont l’Allemagne) se sont mis à demander la conversion en or de leurs avoirs en dollars résultant de leurs excédents commerciaux. L’effet prévisible en résultant était la disparition complète du stock d’or américain et à terme l’obligation pour les USA d’en acheter, à n’importe quel prix, pour pouvoir continuer à assumer la convertibilité à 35US$ l’once.
Nous sommes alors passés à un système (toujours en vigueur à ce jour) de taux de change flottants entre toutes les monnaies c’est à dire que les monnaies fluctuent entre elles.
L’émergence d’une monnaie européenne :
La fin du système à taux fixes a provoqué des fluctuations monétaires très perturbatrices notamment parce que, pour faire des paiements internationaux, y compris au sein de l’Europe, les entreprises devaient au préalable constituer des réserves de change dans une monnaie acceptée internationalement ; DM, GB£ mais le plus souvent US$ ce qui rendait ces pays dépendants de l’US$.
Les responsables européens ont donc raisonné en terme de marché en observant qu’avec un marché européen unifié de plusieurs centaines de millions d’habitants les possibilités de développement étaient beaucoup plus vastes qu’avec un marché éclaté entre une dizaine de pays avec leurs règles propres.
Ils ont aussi constaté que les États membres de la CEE étaient vulnérables aux chocs internationaux et à la politique économique des États-Unis en l’absence de bloc monétaire européen.
La conclusion qui s’est imposée a été qu’il fallait surtout ne plus dépendre de l’US$ (et les évènements récents le confirment rétrospectivement eu égard à la nouvelle politique économique agressive du président Trump) ; et même si certains de nos échanges sont encore libellés en US$ (pour les achats de pétrole notamment).
Les européens ont dès lors commencé par essayer de construire un système dénommé « Serpent Monétaire Européen », au sein duquel chaque pays conservait sa propre monnaie, ayant pour but de contrôler et limiter les variations de change entre les différentes monnaies européennes.
Ce système ayant échoué, nous sommes passés en 1979 au système monétaire européen (SME) avec l’ECU (european currency unit) qui était un panier des monnaies européennes et fixait des taux de change fixes entre les monnaies européennes avec des marges (limitées) de variation les unes par rapport aux autres. Le principe était de faire acheter par les banques centrales de la monnaie attaquée pour en stabiliser le cours.
Il n’est pas inutile de préciser qu’à chaque fois, le système était basé sur la monnaie allemande (deutsche Mark) qui servait de pivot et qu’il a été impossible, notamment en raison de la spéculation, de maintenir les marges de variation initialement prévues du fait de trop grande distorsions liées à l’instabilité monétaire et à la forte inflation des années 70. En gros, les monnaies faibles dévissaient face au DM qui s’appréciait sans cesse.
On peut rappeler à ce propos que la France a connu des dévaluations successives en octobre 1981, juin 1982, mars 1983 (la banque de France ayant épuisé ses réserves de change en quelques semaines) avant le tournant de l’austérité puis la politique du franc fort initiée par P. Bérégovoy alors qu’une grande partie de la gauche militait pour la sortie du SME, l’instauration de barrières douanières contraignantes, et la relance de l’économie par une injection massive de monnaie ; quitte à ce que le franc subisse une dévaluation massive.
Le Système monétaire européen a pris fin à l’été 1993 après avoir été victime d’attaques spéculatives rendant impossible le respect des marges de fluctuation fixées à l’origine. (Elles ont été élargies de 2,25 à 15 %).
Il est donc apparu qu’il était nécessaire d’adopter un système permettant la stabilisation des monnaies ; notamment pour empêcher la spéculation jouant sur les différences de taux de change (on dit que George Soros a gagné 1 Md US$ en spéculant sur la GB£ en 1992).
La naissance de l’€ :
La mise en place de l’€ en tant que monnaie a pris 10 ans puisqu’elle a été initiée en 1992 pour être utilisée par les marchés financiers dès 1999 et pour aboutir en 2002 dans le portefeuille des ménages en tant que monnaie fiduciaire.
Cela a été l’occasion de tirer les conséquences des systèmes précédents et notamment de constater que la raison des échecs était l’absence de coordination des politiques économiques alors que certains pays (France, Italie notamment) adoptaient des politiques monétaires laxistes fondées sur la dette et les dévaluations.
Après avoir hésité quant à la création d’une monnaie seulement commune qui n’aurait eu cours que dans le cadre des échanges internationaux (les monnaies nationales demeurant en circulation à l’intérieur des frontières), les Etats membres ont opté pour une monnaie unique afin d’améliorer l’intégration économique des pays membres. Clairement, l’€ a été mis en place pour les entreprises, essentiellement pour faciliter le commerce au sein de la zone économique européenne en facilitant la circulation des capitaux au sein de la zone économique européenne.
L’adoption de l’€ a aussi été un moyen d’améliorer l’intégration européenne et d’affirmer l’UE sur la scène internationale bien qu’elle n’ait ni président, ni armée, ni diplomatie commune …
Un certain nombre de critères de convergence ont été exigés pour chaque pays souhaitant intégrer l’union monétaire :
– un taux d’inflation qui ne doit pas excéder de plus de 1,5 % celui des trois pays membres ayant les plus faibles taux d’inflation ;
– un déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB ;
– un endettement public inférieur à 60 % du PIB ;
– des taux d’intérêts réels à long terme qui ne doivent pas excéder de 2 % celui des trois pays membres ayant les plus faibles ;
– pas de dévaluation monétaire dans les deux années précédant l’intégration à l’union monétaire.
L’Allemagne a en outre imposé sa vue orthodoxe de la monnaie avec une banque centrale (BCE) indépendante du pouvoir politique (comme la Bundesbank). Clairement, avec l’Allemagne, on ne manipule pas la monnaie à des fins politiques.
Quel constat à propos des pratiques monétaires depuis 1999 ?
Il est vite apparu que les pays membres n’avaient pas la même vision de la zone € et notamment que la coordination prônée par la France et sa vision du partage des risques au sein d’une entité politique est en complet désaccord avec la vision allemande qui est celle de ne pas partager le risque puisque, si chacun se comporte « comme il faut », aucun pays n’expose un autre à un risque particulier.
Seulement, l’utilisation d’une monnaie forte comme l’€ et comme l’ont voulu les allemands, oblige à respecter certaines règles d’orthodoxie budgétaire … qui ne sont pas dans les habitudes françaises (ni italiennes et encore moins grecques) ; surtout que la compétitivité perdue par le laxisme économique et budgétaire ne peut se retrouver que par des dévaluations internes afin de réduire les coûts de production (la dévaluation monétaire ne constituant en l’occurrence qu’une annulation des dérapages et de la mauvaise gestion étatique !).
Le gouvernement et la haute administration française savaient que l’adhésion à l’€ supposait une gestion sérieuse de la dépense publique pour arriver à l’équilibre budgétaire. Mais, bien entendu, nous n’avons pas pu nous empêcher de conserver nos mauvaises habitudes et nous n’avons pas respecté les règles que nous avions fixées et acceptées ; car il faut savoir que l’€ a été imposé par la France à l’Allemagne en échange de l’autorisation de la réunification allemande. Le laxisme monétaire français a la vie dure …
En France, la monnaie doit être au service de la politique du gouvernement c’est à dire qu’elle peut être manipulée à volonté en fonction des besoins ou des orientations de celle-ci !
L’€ un système incomplet ?
Les économistes ont identifié un certain nombre de critères permettant de qualifier une zone monétaire comme étant optimale.
– la mobilité des facteurs de production (capital et travail)
– la symétrie dans les réactions aux chocs externes (périodes de crises).
– le degré d’ouverture économique
– le degré de diversification de la production,
– l’intégration financière et fiscale,
– la convergence des taux d’inflation
Or, la zone € présente un certain nombre de carences qui font qu’elle n’est pas tout à fait une zone monétaire optimale (ZMO). Ce sont :
– la mobilité du travail, qui est très faible comparé à d’autres zones monétaires (notamment les USA),
– l’intégration fiscale,
– et la symétrie dans les réactions aux chocs apparaît être difficile à analyser.
Par ailleurs, les mécanismes de stabilisation ou transferts de ressources des pays les plus riches vers les pays les moins développés ne concernent que des montants tout à fait modestes et ne sont pas nécessairement d’une grande efficacité.
Le constat est donc que la zone € est très ouverte, l’intégration financière est à peu près complète, la mobilité du capital est assurée de même que la convergence des taux d’inflation mais elle reste hétérogène en ce qui concerne l’intégration sociale et fiscale avec d’importantes disparités provoquant une concurrence sociale et fiscale entre les pays membres.
Et, à ce jour, personne n’a pu trouver une issue à cette situation faute d’accord entre les pays membres notamment parce que les pays à fiscalité forte (dont fait évidemment partie la France) veulent un nivellement par le haut (en clair ne veulent pas réduire leurs dépenses) tandis que les pays à fiscalité faible ne veulent pas s’engager dans la voie de l’alourdissement de la charge sociale et fiscale.
Le futur de l’€ :
Bien que nous soyons confrontés au phénomène de globalisation de l’économie qui rend les marchés perméables et fluctuants, il faut rappeler que 80% de nos échanges sont intra communautaires et que la mondialisation, tant décriée, n’interfère que peu dans le mécanisme de ces échanges !
Enfin, même si la zone € n’a pas été conçue pour eux, il faut savoir que les français et tous les habitants des pays à monnaie faible ont bénéficié de la protection de l’€ car cela leur a permis de bénéficier d’une monnaie stable en dépit d’emprunts massifs sur les marchés tout en profitant de taux allemands (bas) mais sans atteinte à la stabilité de la monnaie. Avec le franc nous aurions dû dévaluer plusieurs fois et nous savons qu’une dévaluation est une diminution de la valeur relative de la monnaie qui appauvrit la population.
En fait, le gros problème actuel de l’’€ reste la disparité de compétitivité des pays membres et surtout de l’existence de modèles économiques différents qui vont de l’économie administrée (France) à l’économie libérale (Irlande, Pays-bas, pays baltes).
En effet, l’économie allemande est compétitive avec un € à 1.25 $, la France à 1.10, l’Italie à 1.00 $ et la Grèce à 0.80 $ ; ce qui signifie que plus l’€ est cher et moins le pays est compétitif car plus ses coûts de production sont élevés. Et ce n’est pas par hasard que ces trois derniers pays avaient, avant l’€, des monnaies faibles !
Et le problème est compliqué par le fait que plusieurs pays de la zone € sont dans l’impossibilité, du fait de leurs modèles sociaux, d’ajuster leurs prix salariaux à la baisse (pour compenser le trop haut niveau de l’€) via la diminution de leurs niveaux de salaires et de leur coûts de production.
Cela est particulièrement le cas pour la France qui a des problèmes de coûts indirects insolubles, faute d’une volonté politique, liés notamment à la charge budgétaire écrasante d’une fonction publique surdimensionnée dont les membres ne sont pas dans le système productif. Cela explique notamment que nous détenions désormais le record en Europe des cotisations sociales et des prélèvements fiscaux !
L’autre problème de l’Europe est qu’elle apparaît aujourd’hui fractionnée, divisée et minée par des égoïsmes nationaux et des calculs politiciens.
Certains voudraient d’une Europe sans Europe c’est à dire d’un ensemble de pays indépendants n’obéissant à aucune règle commune, sans monnaie commune, une espèce de zone de libre échange avec concurrence fiscale et sociale entre ses « membres ». On peut certes faire un bon en arrière de cent ans mais les expériences passées du SME ont montré que ce système n’était pas viable et, pour nous français, une sortie de l’€ signifierait des dévaluations en cascades !
La question, à ce jour, n’est donc pas de savoir si la zone € est viable mais surtout de réaliser que c’est l’absence de zone € qui, dans un monde où les capitaux circulent librement, ne serait vraisemblablement pas viable pour les États membres qui la composent.
Enfin, contrairement à ce qu’affirment certains, nous n’avons jamais été aussi riches qu’aujourd’hui et cela, en grande partie, grâce à l’Europe et à l’€ et ce n’est la faute ni de l’un ni de l’autre si nos gouvernements successifs n’ont pas réformé l’État et l’économie comme l’ont fait les autres pays.
Il faut donc voir la construction monétaire de l’Europe comme une réponse régionale au désordre monétaire international, à la liberté de circulation des capitaux au niveau international, afin de préserver une stabilité intra européenne ; toutes les mesures prises entre 2008 et 2015 ayant eu pour but de consolider un système qui a finalement prouvé sa résilience, même si le problème de l’endettement excessif de certains pays n’est à ce jour pas résolu.
Bien cordialement à tous.
Φιλος απο την Ελλαδα (Philos de Grèce).
Je suis d’accord avec vous sur le fait que l’€ nous permet de nous dégager de l’influence du dollar (hormis le pétrole, gros caillou dans la chaussure quand même!)
C’est là un avantage très important de l’€ qui n’est que très peu mis en avant par ses laudateurs et c’est dommage
Appliqué à des économies habituées à fonctionner à coup de dévaluations monétaires pour compenser un modèle social excessivement couteux (cf. France), l’€ impose à ces pays de pratiquer une dévaluation interne (principalement salarial) pour compenser les dévaluations monétaires rendus impossible
Il y a un parallèle à faire avec les années 30 : € = franc or d’où la politique déflationniste conduite par Laval avec des résultats catastrophiques – Front Populaire en 36 avec Hitler qui réarmait et le résultat que l’on sait
Conclusion : vous avez raison sur les bienfaits de l’€ mais je ne vois pas comment nous allons sortir de l’impasse entre pays du sud et pays du nord
C’est LA question !
et la réponse est probablement : très mal !
car l’€ a été pensé pour faciliter les relations commerciales entre entreprises des pays membres … mais pas pour générer des dettes étatiques gigantesques !
Et ça, même les allemands pourtant si prudents en matière monétaire ne l’avaient pas vu !