Le beau royaume perdu !

Le beau royaume perdu !

Voici comment une société se détruit. Le jeu de boules est apprécié en France. Il se pratique sous deux formes : la pétanque et la lyonnaise. Les boules de pétanque sont plus petites et moins lourdes que les boules lyonnaises. Le jeu lyonnais, qu’on appelle aussi la longue, se pratique sur un terrain régulier, tandis que la pétanque peut se jouer au milieu des cailloux. La pétanque a plus d’adeptes parce qu’elle peut se pratiquer partout et ne requiert pas de terrain approprié. Ce jeu, qui est aussi un sport, est synonyme chez les Français de liberté et de vacances, ce qui le rend très populaire.

Très contesté en raison des médiocres résultats de son action, le parti politique au pouvoir eut une inspiration : pourquoi ne pas décréter le jeu de boules sport national et étendre sa pratique à toute la population pour la ramener à de meilleurs sentiments ? L’idée enthousiasma la classe politique majoritaire qui voyait poindre à l’horizon des jours heureux où ces maudits électeurs ne penseraient qu’à jouer aux boules au lieu de se disputer et d’engueuler les ministres. Les partis minoritaires furent très critiques, mais ne contestèrent pas vraiment la décision, se disant qu’elle finirait par leur bénéficier le jour où ils gagneraient les élections.

La première mesure prise fut d’imposer à toute la population l’achat de deux paires de boules par adulte et par enfant de plus de huit ans, une paire de boules de pétanque et une paire de lyonnaises. Les fabricants de boules connurent une expansion spectaculaire de leurs affaires, d’autant que faisant exception à la règle concurrentielle internationale pour cause d’intérêt national, les boules françaises furent seules autorisées à la vente. D’interminables queues se formèrent devant les magasins autorisés à vendre des boules, car chacun en France voulait être un bouliste responsable comme les émissions de télévision y poussaient, et le simple fait de ne pas posséder de boules faisait de vous un citoyen de seconde zone.

« Vous avez vos boules ? » se lançaient joyeusement les Français les uns aux autres, et ceux qui ne les avaient pas encore faisaient piteuse mine. Il y eut cependant un grand débat dans l’opinion sur les aides à accorder pour l’achat de boules. De larges crédits d’Etat furent votés dans l’allégresse par le parlement pour qu’aucun Français, même de très modeste condition, ne fût privé de boules. « La démocratie respire ! » s’enthousiasma le ministre des boules récemment nommé. Ses collègues du gouvernement l’envièrent et même le détestèrent, tout en lui faisant bonne figure car en politique on ne sait jamais.

Les compétitions commencèrent. Il s’en organisait partout. Dès le petit matin, on descendait de chez soi boules en main à la recherche de partenaires, et de superbes parties se déroulaient dans le moindre endroit libre, avec parfois à la clé des enjeux financiers le plus souvent modestes mais parfois clairement dispendieux, de sorte que le gouvernement dut prendre des décrets limitant les mises, ce qui n’empêchait pas les montants clandestins. Bref, la France restait elle-même. Très vite la presse interpella les ministres, leur demandant si eux-mêmes participaient aux compétitions. Aucun d’entre eux n’osa répondre par la négative, ce qui n’empêcha pas les fins limiers des médias de les traquer jour et nuit pour s’assurer qu’ils remplissaient bien leur devoir patriotique et ne faisaient pas semblant en se baladant un étui de boules à la main au gré de leurs inaugurations.

L’économie du pays se ressentit fortement de la passion boulistique des Français. Ceux-ci ne travaillaient plus, à l’exception des vendeurs de boules et de leur personnel, qui néanmoins reçurent de fort belles compensations en augmentant régulièrement le prix des engins ronds, que nul acheteur ne contestait de peur de ne pas être servi. Les boules coûtaient si cher que le gouvernement envisagea de bloquer leurs prix. Le peuple hurla son mécontentement, car tout le monde n’était pas encore pourvu. « Comment, s’écrièrent les éditorialistes, on n’a pas abrogé les ordonnances de 1945 sur les prix pour en revenir à ce blocage primitif qui va empêcher les Français de s’amuser ! »

Il faut dire que le droit à l’amusement avait été inscrit dans la Constitution, en s’appuyant sur l’exemple illustre du général de Gaulle captant le ballon dans la tribune officielle lors de la finale de la Coupe de France. Tout allait fort bien dans notre beau pays lorsque les habituels mauvais coucheurs s’avisèrent d’être violents et balancèrent des boules sur tout ce qui bougeait. On eut beau boucler les quartiers difficiles, l’insécurité s’installa et plus personne ne s’avisa de disputer la moindre partie de boules. Le manque de distraction se faisait tragiquement sentir. Plus personne ne riait, plus personne ne lançait de jeu de mots – spécialité française -, plus personne ne faisait le moindre projet, plus personne n’avait de goût à vivre.

Les agences financières avaient depuis longtemps dégradé notre note, les prêteurs internationaux se refusaient à nous prêter le moindre centime, nos régimes de retraite avaient fermé leurs portes et les retraités miséreux n’avaient plus à qui s’adresser, sauf bien sûr à leurs gouvernants, mais ceux-ci avaient depuis longtemps décampé vers les îles heureuses où ils ne régnaient plus que sur quelques indigènes mais goûtaient un parfait bonheur que tempérait à peine le souvenir de leur beau royaume perdu.

Claude Reichman

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