Le grand patron Jack Ma, symbole de cette génération d’entrepreneurs chinois ayant profité de la libéralisation partielle de l’économie de leur pays depuis les années 1980, n’a plus donné signe de vie depuis octobre 2020. Au cours de sa dernière intervention publique il avait critiqué le système bancaire chinois dominé par les banques d’État, qui freinerait, selon lui, l’innovation et la croissance économique.
Jack Ma est le fondateur d’Alibaba, l’équivalent d’Amazon en Chine et la plus grande capitalisation boursière du pays (545 milliards de dollars), ainsi que de Ant Group, un système de payement en ligne similaire à PayPal mais aussi de gestion de patrimoine et de crédit très répandu en Chine. Après son intervention critique, le gouvernement chinois a suspendu l’introduction en bourse du groupe Ant, qui devait être la plus grande de l’histoire (37 milliards de dollars).
Cela démontre de la volonté de Xi Jinping d’augmenter son contrôle sur l’écosystème économique du pays ainsi que de la nécessité pour les plus grands dirigeants économiques de se soumettre au Parti communiste chinois (PCC).
Pourtant, Jack Ma correspond parfaitement à l’image que Xi Jinping souhaite renvoyer de la Chine. Il est membre du PCC et le Président s’est vanté d’être proche de lui. Jack Ma a été l’ambassadeur du soft power chinois dans le monde par l’intermédiaire de ses fondations caritatives et de sa présence dans les institutions internationales. Il était la star de l’émission « African Business heroes » mettant en lumière les entrepreneurs africains, un continent dans le viseur des Chinois. Durant la crise du Covid il a même pris part à la campagne de propagande chinoise en distribuant des millions de masques à l’international.
Jack Ma est loin d’être le seul grand patron mis en cause par son gouvernement. La disparition des milliardaires est un phénomène répandu en Chine. Des dizaines de dirigeants économiques ont disparu ces dernières années. La corruption est souvent avancée comme motif d’inculpation. Accusation facile, puisqu’elle est presque la norme. Elle est simplement tue lorsqu’elle profite aupouvoir, et au contraire dénoncée pour se débarrasser d’un patron encombrant. Depuis 2012, Xi Jinping s’est fait le héraut de la campagne anti-corruption. Plus d’un million et demi de membres du Parti et d’entrepreneurs ont été condamnés à ce titre ces dix dernières années. Par exemple Ren Zhiqiang, un promoteur immobilier : dix-huit ans de prison (il avait lui aussi disparu quelque temps avant son procès) pour corruption, après avoir critiqué publiquement le gouvernement.
Depuis le développement des entreprises privées sous Deng Xiaoping dans les années 1980, le gouvernement chinois a toujours gardé la main sur le secteur commercial. Cette emprise est devenue bien plus importante sous Xi Jinping, sans doute par crainte que le secteur privé en plein essor ne s’émancipe du pouvoir central. Depuis deux ans, les entreprises privées doivent disposer en leur sein d’un comité politique du PCC s’assurant que toutes leurs actions sont en conformité avec l’idéologie du Parti. En septembre 2020, le gouvernement a présenté un plan pour une « nouvelle ère » dans laquelle le PCC renforcerait grandement son contrôle sur le secteur privé. Dans le cadre de ce plan l’organisation internationale du « front uni du travail », antenne du département de travail du front uni du PCC, a pour mission de neutraliser l’opposition dans les entreprises chinoises, tant sur le sol national qu’à l’étranger.
La doctrine Xi Jinping est qu’un patron doit avant tout être un patriote, c’est-à-dire un soutien inconditionnel du PCC. Son modèle est Zhang Jian (1853 – 1926), l’un des quatre entrepreneurs, a dit Mao, que le pays n’oubliera jamais. Xi Jinping l’a érigé en mythe. Il a même visité le musée qui lui est consacré, souhaitant qu’il serve de « base pour l’éducation patriotique » des jeunes entrepreneurs. Certaines parties de sa vie sont éclipsées, comme le fait qu’il ne fut jamais membre du PCC ou qu’il ait critiqué certaines exactions du gouvernement chinois pénalisant ses activités commerciales. Cependant, le symbole Zhang Jian montre quelle idée les dirigeants se font de l’économie : un instrument de la puissance de l’État qui se doit d’être infaillible. Peu importe la forme (intégration à la mondialisation, finance par le marché, etc.), son but premier est de servir les ambitions nationalistes. Ainsi, malgré les effets négatifs (exode des riches avec 2% des millionnaires quittant le pays chaque année, fuite des capitaux étrangers, baisse de l’innovation et de la croissance) il faut s’attendre à ce que le gouvernement chinois ne recule devant rien pour garder ce contrôle.
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